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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

célestes, Saint Thomas d’Aquin l’avait déjà professée au second livre de la Somme contre les Gentils ; nous la retrouvons en l’Exposition de la Métaphysique ; c’est elle qui rend cette Exposition trouble et confuse ; c’est elle qui nous laisse constamment ignorer si le moteur de chaque ciel doit être appelé âme conjointe ou intelligence séparée.

Mais en la doctrine que développe la Somme contre les Gentils, il est une thèse qu’aucune incertitude n’obscurcit, et c’est celle-ci : Parmi ces substances intellectuelles, conjointes ou séparées, qui meuvent les cieux, il n’en est aucune qui soit l’objet et le terme final du désir d une autre ; toutes désirent un même objet, tendent à un même terme, et cet objet, ce terme, c’est Dieu.

« Comprendre Dieu, affirme Saint Thomas[1], c’est le but de toute substance intellectuelle. » Voici ce qu’il écrit à ce propos :

« Chaque chose a pour fin ce qui constitue son opération propre… Or comprendre, c’est l’opération propre d’une substance intellectuelle ; c’en est donc, en même temps, la fin.

» Ce qu’il y a de plus parfait, dans une telle opération, c’est la fin suprême de cette substance… Or, une opération de ce genre est spécifiée par son objet ;… une de ces opérations sera d’autant plus parfaite que son objet sera, lui-même, plus parfait ; ainsi donc ce qu’il y a de plus parfait dans ce genre d’opérations qui consiste à comprendre, c’est de comprendre le plus parfait des intelligibles, qui est Dieu.

» Partant, connaître Dieu en le comprenant, c’est la fin suprême de toute substance intellectuelle. »

À l’encontre de cette doctrine, Saint Thomas s’attend bien à ce qu’on oppose la doctrine péripatéticienne : Chaque âme céleste a son objet propre de connaissance et de désir. Cette objection, il la formule et la défend par des raisons qui sont celles d’Avicenne :

« Quelqu’un pourra dire : Sans doute, la fin d’une substance intellectuelle, c’est de comprendre le meilleur des intelligibles. Mais ce qui est, pour telle ou telle substance, le meilleur des intelligibles, ce n’est pas l’intelligible qui est, d’une manière absolue, le meilleur de tous. Plus une substance intellectuelle est élevée, plus le meilleur intelligible qui lui correspond est, lui aussi, haut placé. Aussi la substance intellectuelle créée qui occupe le rang suprême a-t-elle pour meilleur intelligible ce qui est, d’une manière absolue, le meilleur des intelligibles ; son bonheur consiste donc

  1. S. Thomæ Aquinatis Summa contra Gentiles, lib. III cap. XXV : Quod intelligere Deum est finis omis substantiæ spiritualis, 2.