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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

Saint Thomas a donc vu que la théorie des moteurs célestes proposée par Aristote conduisait au polythéisme ; aussi va-t-il graduellement la modifier.

C’est très vite que la nécessité de christianiser la théorie d’Aristote s’est manifestée à l’esprit de Saint Thomas d’Aquin, s’il est vrai, du moins, que l’Exposition de la Métaphysique date[1], comme la Somme contre les Gentils, du pontificat d’Urbain IV (1264-1265) et soit, par conséquent, à peu près contemporaine de cette Somme. Nous voyons, en effet, dans cette Exposition à la Métaphysique, que Thomas commence à s’écarter de la doctrine du Stagirite ; parmi les modifications qu’il apporte à cette doctrine, les unes sont manifestes et avouées ; les autres se dissimulent encore dans l’obscurité d’une rédaction peu explicite.

Il n’est, en réalité, qu’un point où Saint Thomas avoue[2] qu’il délaisse l’enseignement du Stagirite pour suivre celui d’Avicenne.

Aristote pensait que les étoiles fixes sont mues uniquement de mouvement diurne, en sorte que de leur sphère, il faisait l’orbe suprême. « Mais plus tard, les astronomes ont reconnu un mouvement qui entraîne les étoiles fixes en sens contraire du premier mouvement, il est donc nécessaire qu’au dessus de la sphère des étoiles fixes, il y en ait une autre, qui entoure l’Univers et qui communique la rotation diurne à tout le Ciel. Cette sphère est le premier mobile qui, suivant Aristote, est mû par le premier moteur. Mais, au gré d’Avicenne, ce qui meut immédiatement le premier mobile, ce n’est pas le premier Principe, c’est seulement une intelligence causée par le premier Principe. »

Saint Thomas donne alors un très sommaire exposé de la théorie des processions célestes suivant les Néo-platoniciens arabes, puis il ajoute : « Il paraît assez convenable que le premier moteur des choses corporelles, dont dépendent tous les autres moteurs, ait pour cause le Principe des substances immatérielles, en sorte qu’entre les choses sensibles et les choses intelligibles, il y ait un certain ordre et une certaine connexion. »

La théorie qui paraît « assez convenable » à Saint Thomas d’Aquin déplaisait fort à Ibn Roschd, qui la critiquait vivement en son Commentaire à la Métaphysique[3] ; Albert le Grand ne la traitait pas moins sévèrement[4] : en l’acceptant, Thomas d’Aquin n’ignorait certes ni les critiques de son maître ni celles du Com-

  1. Quétif et Echard Scriptores ordinis Prædicatorum, t. I, p. 285.
  2. S. Thomæ Aquinatis In duodecim libros Metaphysicæ Aristotelis expositio ; lib. XII, lect. IX.
  3. Voir : Troisième partie, Ch. III, § V ; t. IV, p. 553.
  4. S. Thomæ Aquinatis In duodecim libros Metaphysicæ Aristotelis expositio ; lib. XII, lect. IX.