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SAINT THOMAS D’AQUIN

tente de substances incorporelles et séparées de la matière, Aristote, dit-il, a procédé à partir de la perpétuité du mouvement céleste.

« Au mouvement céleste, en effet, il faut attribuer un certain but. Or si le but d’on mouvement ne se comporte pas sans cesse de la même manière, s’il est mû soit de lui-même, soit par entraînement (per accidens), ce mouvement ne pourra pas se toujours poursuivre d’une manière uniforme,… Mais nous voyons l’uniformité constamment gardée dans les mouvements des corps célestes, et c’est de là qu’Aristote a déduit la perpétuité de ces mouvements. Il lui fallait donc admettre que le but de ce mouvement n’était mû ni de lui-même ni par entraînement (per accidens). Il lui était donc nécessaire de poser quelque substance entièrement séparée qui fût le but du mouvement céleste…

» Or Aristote admettait plusieurs substances séparées. Dans le ciel, en effet, apparaissent une multitude de mouvements ; chacun de ces mouvements, il le supposait uniforme et éternel ; à chacun de ces mouvements, il fallait donc assigner un but qui lui fût propre ; et, comme le but propre d’un tel mouvement doit être une substance incorporelle, Aristote fut conséquent avec lui-même en posant un grand nombre de substances incorporelles, ordonnées entre elles suivant la nature et l’ordre des mouvements célestes.

» Touchant la supposition de ces substances, Aristote n’a pas poussé plus loin, car ce fut le propre de sa Philosophie de ne s’écarter jamais de ce qui était manifeste. »

Saint Thomas oserait-il, après cela, comme le supposait la Somme contre les Gentils, admettre que la notion de moteur séparé de tout corps et entièrement immobile est identique à la notion de Dieu ? Il lui faudrait conclure avec Aristote qu’il y a autant de dieux que de mouvements uniformes dans les cieux.

Mais cet argument qui lui semblait, en la Somme contre les Gentils, le plus efficace pour établir l’existence de Dieu, il ne le regarde même plus comme bon à démontrer l’existence d’intelligences séparées de tout corps.

« Ces voies [suivies par Anaxagore, Platon et Aristote], dit-il, ne nous sont guère accommodées, car nous n’admettons ni le mélange des choses sensibles comme Anaxagore, ni l’existence séparée des universaux comme Platon, ni la perpétuité du mouvement comme Aristote. Il nous faut donc procéder par d’autres voies. C’est de la perfection de l’Univers que nous conclurons, tout d’abord. l’existence de certaines substances séparées de tout corps. »