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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

doctrine de Saint Thomas n’est point suspect. En peut-on dire autant du Christianisme de cette doctrine ?

La mineure dont elle use pour démontrer l’existence de Dieu affirme l’éternité du mouvement du Monde. Le Christianisme n’enseigne-t-il pas que le Monde a commencé ?

À la vérité, Thomas d’Aquin prévoit cette objection ; en la réponse qu’il y fait, nous reconnaissons une pensée chère à Maïmonide[1] :

« Ces raisonnements, dit-il, procèdent de la supposition que le mouvement est éternel ; or, chez les catholiques, cette supposition est regardée comme fausse.

» Il faut répondre à cela : la voie la plus efficace pour démontrer l’existence de Dieu, part de la supposition que le Monde est éternel, puis, cette supposition admise, montre d’une façon manifeste que Dieu existe. En effet, si le Monde et le mouvement ont été innovés, il est bien clair qu’il faut admettre une cause capable de produire, en les innovant, le Monde et le mouvement. Tout ce qui commence, en effet, doit, tirer origine de quelque cause innovatrice, car rien ne se tire soi-même de la puissance à l’acte ni du non-être à l’être. »

Mais à la preuve de l’existence de Dieu que nous venons d’emprunter à la Somme contre les Gentils, cette objection n’est pas la seule qu’on puisse faire.

S’il suffit, pour prouver l’existence de Dieu, de démontrer qu’il existe un certain moteur immobile, c’est donc qu’il y a identité entre la notion de moteur immobile et la notion de Dieu, que tout moteur immobile est Dieu. Dès lors, puisqu’il y a autant de moteurs immobiles que d’orbes célestes, le nombre des Dieux est le même que celui des cieux. C’était, bien certainement, la pensée d’Aristote. Comment Thomas d’Aquin ne voit-il pas que cette conclusion est au bout de son raisonnement ? Ou s’il le voit, comment peut-il, sans que sa foi crie an scandale, insérer une argumentation si païenne en sa Somme contre les Gentils ?

Que cette argumentation n établisse pas l’existence d’un Dieu unique, mais bien l’existence d’une pluralité de substances séparées, le Doctor cmnmunis l’a certainement reconnu, car en sa Question discutée sur les créatures spirituelles, ce n’est plus comme preuve de l’existence de Dieu, c’est comme preuve de l’existence des anges qu’il l’expose et la discute[2]. « Pour démontrer l’exis-

  1. Voir : Troisième partie, Ch. VII, § I.
  2. Sancti Thomæ Aquinatis Quæstio disputates de spiritualibus creaturis art. V : Num aliqua substantia spiritualis creata sit non unita corpori.