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SAINT THOMAS D’AQUIN

intelligences exemptes de matière, il lui faut faire autant de dieux.

Non, on ne fait pas au Péripatétisme sa part ; cette existence nécessaire par nature qu’il lui a bien fallu concéder aux intelligences angéliques, Thomas d’Aquin va être contraint, en vertu des mêmes principes, de l’accorder à l’âme de l’homme ; l’intelligence humaine, elle aussi, va devenir un dieu.

C’est à la Question discutée sur l’âme que nous demanderons le développement de cette pensée[1], développement presque identique à celui que nous venons de lire en la Somme contre les Gentils.

« Il est absolument nécessaire que l’âme humaine soit incorruptible. Pour l’évidence de cette proposition, il faut considérer que ce qui est, de soi, conséquence d’une certaine chose ne peut pas être enlevé à cette chose ; ainsi ne peut-on faire qu’un homme ne soit pas animal ou qu’un nombre ne soit ni pair ni impair. Or il est manifeste que l’existence est, de soi, une conséquence de la forme ; chaque chose, en effet, possède l’existence en vertu de sa forme propre. Partant l’existence ne peut, d’aucune manière, être séparée de la forme.

« Les substances composées de matière et de forme se corrompent donc parce qu’elles perdent la forme dont l’existence est la conséquence ; mais la forme même ne peut être corrompue ; elle est corrompue par accident, à la suite de la corruption du composé et parce que l’existence qui venait à celui-ci par l’intermédiaire de la forme fait défaut à ce composé ; il en est ainsi dans le cas où la forme considérée ne possède pas l’existence, mais où elle est seulement ce par quoi le composé existe.

» S’il y a donc quelque forme qui possède l’existence, il est nécessaire que cette forme soit incorruptible. L’existence, en effet, ne se sépare pas d’une chose qui possède l’existence, à moins que la forme ne se sépare de cette chose. Or il est manifeste que la forme par laquelle l’homme exerce les opérations de l’intelligence est une forme qui possède l’existence en elle-même ; elle ne la possède pas seulement en tant que principe par lequel une autre chose existe[2]. »

Vouloir séparer de l’existence une forme qui peut posséder l’existence en elle même, l’âme humaine par exemple, c’est tenter

  1. S. Thomæ Aquinatis Quœstio disputata de anima. Art. XIV : Utrum anima humana sit immortalis.
  2. Citons ici le texte même de ce passage :

    Necesse est omnino animant humanam incorruptibilem esse. Ad cujus evi-