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SAINT THOMAS D’AQUIN

Mais, dès là que, « pour les formes abstraites, l’essence est identique à l’individu subsistant, » il faut en conclure, comme le faisait Aristote, qu’en ces formes, l’essence est réellement inséparable de l’existence, et donc que toute substance qui subsiste hors de la matière, possède par elle-même et par sa propre nature, une existence nécessaire et éternelle.

Que l’essence de toute forme séparée de la matière soit unie à l’existence et d’indissoluble façon, nous en trouvons déjà l’affirmation dans ce passage de la Question discutée sur les créatures spirituelles[1] où Thomas d’Aquin déclare que l’essence est à l’existence comme la puissance est à l’acte. Après avoir, au sujet des substances composées de forme et de matière, formulé cette dernière proposition, il ajoute :

« Enlevez maintenant ce fondement qu’est la matière ; s’il reste une forme déterminée qui subsiste par elle-même et non pas dans une matière, elle aura encore à son existence même relation que la puissance à l’égard de l’acte ; je ne dis pas qu’une puissance séparable de l’acte, mais bien qu’une puissance toujours accompagnée de son acte (non dico autem ut potentia separabilis ab actu, sed quam semper suus actus comitatur.) »

Ce n’est là qu’une indication. Voyons combien elle devient explicite et claire dans la Somme contre les Gentils, lorque Saint Thomas se propose de démontrer que les substances intellectuelles sont incorruptibles[2].

Le terme de corruption, corruptio, peut d’abord être pris dans son sens péripatéticien : séparation d’une forme avec la matière à laquelle elle conférait un certain mode d’existence actuelle. En ce sens, il est bien clair que les substances intellectuelles, dont Saint Thomas vient de démontrer qu’elles ne sont pas composées de matière et de forme, ne sauraient être sujettes à la corruption.

« En effet, toute corruption se fait, en séparant une forme d’avec la matière ; la corruption absolue (simplex) provient de la séparation d’une forme substantielle ; la corruption relative (secundum (quid) provient de la séparation d’une forme accidentelle. Tant que la forme demeure, il faut que la chose existe ; c’est par l’intermédiaire de la forme, en effet, que la substance devient le réceptacle propre de ce qui est l’existence. Or, là il n’y a pas composition de forme et de matière, celles-ci ne se peuvent séparer l’une de

  1. S. Thomæ Aquinatis Quœstio disputata de spiritualibus creaturis. Art. I : Utrum substantia spiritualis sit composita ex materia et forma.
  2. S. Thomæ Aquinatis Summe contra Gentiles, lib. II, cap. LV : Quod substantiæ intellectuales sunt incorruptibiles, 1 et 2.