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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

d’accorder le Péripatétisme d’Aristote et d’Averroès avec le Néo-platonisme d’Avicenne et d’Al Gazâli.

Nous entendons bien qu’on nous va reprocher d’abuser d’un oubli momentané, d’une inconséquence isolée de Saint Thomas d’Aquin ; d’un principe posé par mégarde, nous tirons, va-t-on dire, des conséquences qui s’en déduisent logiquement, sans doute, mais que le Docteur Angélique n’a pas formulées, qu’il n’eût pas énoncées sans reconnaître aussitôt et corriger son inadvertance. Montrons donc que nous n’avons rien prêté à Saint Thomas qu’il n’ait très clairement et très constamment formulé ; montrons qu’il n’a cessé, en fidèle péripatéticien, de professer les propositions que nous venons d’énoncer.

Ouvrons la Question disputée sur les créatures spirituelles qui, comme laSomme théologique, paraît dater[1] du pontificat de Clément IV (1265-1268). Nous y trouvons les affirmations suivantes[2] : ce sont exactement celles que nous donnions, à l’instant, comme résumé de la doctrine de Thémistius.

« La matière est principe d’individuation, attendu qu’elle n’est pas apte à être reçue en quelque autre chose. Au contraire, les formes qui sont naturellement aptes à être reçues en quelque sujet ne sauraient être individualisées d’elles-mêmes ; par leur propre nature (ratio), en effet, il leur est indifférent d’être reçues en un seul individu ou en plusieurs individus. Mais s’il existe une forme qui ne puisse être reçue en quelque sujet, elle possède par cela même l’individuation, car elle ne peut exister en plusieurs choses ; elle demeure toute seule en elle-même. Aussi, au VIIe livre de la Métaphysique, Aristote démontre-t-il, à l’encontre de Platon, que si les formes des choses sont séparées de la matière, il faut qu’elles soient singulières…

» Dans les substances composées de matière et de forme, l’individu comprend, en sus de la nature de l’espèce, la désignation d’une certaine matière et des accidents individuels. Mais, pour les formes abstraites, l’individu ne comprend en réalité rien de plus que la nature spécifique, car, pour de telles formes, l’essence est identique à l’individu subsistant, comme le montre clairement le Philosophe au VIIe livre de la Métaphysique (Sed in formis abstractis non addit individuum supra naturam speciei aliquid secundum rem, quia in talibus essentia est ipsummet individuum subsistens, ut patet per Philosophum in VIIo Metaphysicæ.) »

  1. Quétif et Echard, Scriptores ordinis Prœdicatorum. t II, p. 288.
  2. Sancti Thomæ Aquinatis Quœstio distputata de spiritualibus creaturis, art. V : Num aliqua substantia spiritualis sit non unite corporis.