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SAINT THOMAS D’AQUIN

cesseurs diront : L’ange Gabriel est sa gabriélité ; et le raisonnement qui justifie la première formule justifiera tout aussi bien la seconde.

Or, après Aristote et après Averroès, Thomas d’Aquin a formulé ce principe : L’unité individuelle est la même chose que l’existence ; une chose existe de la même manière qu’elle est une. Ce principe, d’ailleurs, n’est pas renié dans l’article que nous venons de citer, car c’est lui, et lui seul, qui peut servir de majeure à ce raisonnement : « Dans les choses où les formes s’individualisent par elles-mêmes, il faut que les sujets subsistants soient les formes mêmes. — In his… in quibus… ipsæ formæ per se individuantur, oportet quod ipsæ formæ sint supposita subsistentia. »

Si donc, pour les choses qui ne sont pas composées de matière et de forme, le sujet individuel est identique à son essence, il faut que l’existence de ce sujet soit, elle aussi, identique à l’essence ; ce n’est pas seulement en Dieu, c’est en tout ange, en toute intelligence dénuée de matière que l’essence est identique à l’existence ; ce n’est pas seulement Dieu, c’est toute intelligence dénuée de matière qui existe par elle-même, en vertu de sa propre nature, nécessairement et éternellement.

On ne fait pas au Péripatétisme sa part ; en acceptant ces deux principes péripatéticiens :

Le principe d’individuation c’est la matière.

L’existence et l’individualité sont même chose.

Saint Thomas d’Aquin s’est interdit de conserver la distinction, posée par Avicenne, entre l’essence et l’existence. Il a été ramené de force à la doctrine péripatéticienne telle que Thémistius la précisait :

Pour les êtres composés de matière et de forme, il y a une essence, qui est la forme commune à tous les individus d’une même espèce ; à cette forme, l’union avec la matière confère l’existence actuelle et l’individualité.

Pour les êtres dépourvus de matière, il y a identité entre l’individu actuellement existant et sa forme spécifique.

Peu importe qu’après s’être ainsi abandonné au Péripatétisme, Thomas d’Aquin se resaisisse aussitôt ; peu importe que, dès l’article suivant de la Somme théologique[1], il distingue l’essence et l’existence à la façon dont Avicenne les a distinguées ; nous y voyons simplement un saisissant exemple des fluctuations auxquelles sa raison était condamnée par l’irréalisable désir

  1. Sancti Thomæ Aquinatis Summa theologica, Pars prima, Quæst. III, art. IV : Utrum in Deo sit idem essentia et esse.