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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

essence diffère du sujet individuel (suppositum). L’essence ou nature, en effet, ne comprend en elle-même que ce qui intervient dans la définition de l’espèce ; l’humanité, par exemple, comprend en elle tout ce qui intervient dans la définition de l’homme ; c’est par ces choses-là, en effet, qu’un homme est homme, et ce par quoi un homme est homme, c’est cela que signifie le terme humanité. Mais la matière individuelle, avec tous les accidents qui lui confèrent l’individualité, n’intervient pas en la définition de l’espèce ; car cette chair que voici, ces os que voilà, non plus que la blancheur ou la noirceur, ou d’autres accidents de même sorte, n’interviennent aucunement dans la définition de l’homme ; aussi cette chair que voici, ces os que voilà et tous les accidents qui désignent telle matière singulière ne sont-ils point compris en l’humanité ; iis sont compris, cependant, dans cette chose qui est un homme ; cette chose qui est un homme a donc en soi quelque chose que n’a pas l’humanité. Partant, un homme n’est pas tout à fait la même chose que l’humanité ; mais le terme : humanité signifie comme la partie formelle d’un homme, car les principes qui constituent la définition jouent un rôle de forme à l’égard de la matière qui confère l’individualité (principia definientia habent se formaliter, respectu materiæ individuantis).

» Dans les choses, donc, qui ne sont pas composées de matière et de forme ; dans les choses où l’individuation ne se fait pas par une matière individuelle, c’est-à-dire par cette matière que voici, où les formes s individualisent par elles-mêmes, il faut que les sujets individuels (supposita) subsistants soient les formes mêmes. Bans ces choses, donc, il n’y a pas de différence entre individuel (suppositum) et la nature.

» Dès lors, comme Bieu, ainsi qu’on l’a montre, n’est pas composé de matière et de forme, il faut que Bien soif sa divinité. »

Cette conclusion, remarquons-le bien, Thomas d’Aquin ne la tire pas de quelque principe qui s’appliquerait seulement à Dieu ; il la déduit d’une proposition qu’il a établie pour toute chose non composée de matière et de forme ; cette proposition peut s’énoncer ainsi : Pour toute chose non composée de matière et de forme, le sujet individuel (suppositum) est la même chose que l’essence ou nature qui définit l’espèce.

Cette proposition s’applique aux anges, auxquels Thomas d’Aquin refuse toute matière, aussi bien qu’à Dieu, en sorte qu’on ne doit pas dire simplement : Chaque ange est seul en son espèce, mais : Chaque ange est sa propre nature spécifique, sa propre essence. De même que Thomas d’Aquin a dit : Dieu est sa divinité, ses suc-