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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

déclaré qu’en toute substance après Dieu, fût-elle purement spirituelle, l’essence est distincte de l’existence.

Cette thèse, il ne l’a jamais abandonnée. Il l’expose, avec de grands développements, dans sa Summa contra Gentiles, qui fut composée[1] sous le pontificat d’Urbain IV (1261-1268). Il la résume avec grande clarté dans sa Quæstio disputata de spiritualibus creaturis, qu’on date[2] du pontificat de Clément IV (1265-1268). Il la soutient encore vers la fin de sa vie, dans sa douzième et dernière discussion quodlibétique. Cette doctrine de la distinction entre l’essence et l’existence, c’est comme un sceau, imprimé dans la philosophie de Thomas d’Aquin et jamais brisé, qui affirme l’emprise des principes d’Avicenne,

Mais cette doctrine qui scellait, pour ainsi dire, l’union de sa pensée avec le Néo-platonisme arabe, Thomas d’Aquin s’en trouvait singulièrement embarrassé lorsqu’il voulait pénétrer les théories d’autres philosophes ; ni le Platonisme de saint Augustin, en effet, ni le Péripatétisme d’Aristote et d’Averroès ne s’accommodaient de cette doctrine qui leur était étrangère ; aussi, soit que Thomas d’Aquin voulût suivre le sentiment de l’Évêque d’Hippone, soit qu’il épousât l’opinion du Commentateur de Cordoue, il se voyait réduit à oublier et à faire oublier qu’il avait distingué entre l’essence et l’existence, à ne plus souffler mot de cette distinction, quand même les circonstances semblaient réclamer impérieusement qu’on en fît mention.

Parfois même, le Doctor communis allait, jusqu’à développer des considérations qui semblaient contredire formellement celles qu’il avait exposées au De ente et essentia. N’est-ce pas ce qui a lieu dans ce chapitre de la Somme contre les Gentils[3] où l’on se propose de démontrer que « Dieu est sa propre essence » ?

« Il est des formes, dit Thomas d’Aquin, que notre langage n’attribue pas à des choses subsistantes, que ces choses soient considérées, d’ailleurs, d’une manière singulière ou d’une manière universelle ; ce sont des formes qui ne subsistent pas par elles-mêmes, individualisées d’elless-mêmes. Aussi ne dit-on pas que l’animal, que l’homme, que Socrate soit la blancheur, parce que la blancheur n’est pas une chose qui subsiste par elle-même à l’état singulier ; elle reçoit son individualité du sujet subsistant [dans lequel elle réside].

  1. Quétif et Echard, Scriptores ordinis Prœdicatorum, t. I, p. 289.
  2. Quétif et Echard, p. 288.
  3. S. Thomæ Aquinatis Summa contra Gentiles, lib. I, Cap, XXI : Quod Deus est sua essentia, 3.