Page:Duhem - Le Système du Monde, tome V.djvu/531

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
525
SAINT THOMAS D’AQUIN

fondés sur les axiomes d’Aristote ; la doctrine du Philosophe grec et la doctrine du Philosophe musulman sont traitées, dans les œuvres du Docteur angélique, comme deux puissances alliées qui s’efforcent d’un commun accord à la conquête de la vérité.

Or, il n’en va pas ainsi ; la métaphysique d’Aristote et la métaphysique d Avicenne ne sont pas deux alliées dont l’une soit disposée à seconder l’autre ; ce sont, en dépit des apparences, deux inconciliables adversaires dont chacune entend bien organiser selon ses principes propres, et sans rien céder à l’autre, tout le domaine de la philosophie. Nulle part mieux qu’en ce problème de la distinction entre l’essence et l’existence, ne se marque l’inconciliable divergence des deux doctrines.

Aristote ne connaît qu’une dualité, celle de la matière et de la forme ou, en d’autres termes, celle de l’existence en puissance et de l’existence en acte. Toute existence en puissance est une matière. Toute forme implique l’existence en acte, confère l’existence actuelle. Une forme pure, une forme exempte de matière, c’est une existence toujours actuelle. Toute substance dénuée de matière, toute intelligence possède donc d’une manière nécessaire et, partant, éternelle, l’existence actuelle ; elle la possède par elle-même, par sa propre nature, parce qu’elle est forme simple, acte pur sans aucun mélange de puissance.

Avicenne admet une autre dualité quie celle de la matière et de la forme, que celle de l’existence en puissance et de l’existence en acte ; il admet la distinction entre l’existence contingente et l’existence nécessaire, entre le possibile esse et le necesse esse. Seul, le premier Principe a, par lui même, l’existence nécessaire. Toutes les substances qui viennent après le premier Principe, fussent-elles de pures Intelligences, n’ont qu’une existence contingente et créée. Par elles-mêmes, par leur nature ou essence, elles n’ont que la possibilité d’exister, le possibile esse ; à exister ou à ne pas exister, elles sont indifférentes. Elles peuvent, il est vrai, exister réellement et actuellement, posséder l’existence nécessaire, le necesse esse ; mais cette existence, elles ne la tiennent pas d’elle-même, de leur nature ; elles la reçoivent du premier Principe, elles sont créées.

Cette notion de création, inconcevable au Péripatétisme, et premier fondement du Néo-platonisme d’Avicenne, met entre les deux doctrines un différend qui se refuse à toute conciliation.

Nous avons vu comment Saint Thomas d’Aquin, dès le temps où il commençait à philosopher, dès le temps où il composait le traité De ente et essentia, avait embrassé le parti d’Avicenne et