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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

de la simple corporéité, qui circonscrit la matière dans des dimensions déterminées et qui, au corps humain, confère l’individualité,

Toute cette doctrine de l’unité de la forme substantielle dans un être déterminé est donc le développement de cet axiome. Si une seconde forme survient à quelque chose qu’une première forme a déjà mise en acte : « le composé[1] ainsi engendré ne sera pas un d’une manière absolue ; par accident, il sera une seule chose : mais d’une manière absolue, il sera deux choses distinctes. — Quia non esset compositum unum simpliciter ; duo simpliciter et unum per accidens. »

Cet axiome, nous l’avons déjà entendu, non moins formellement énoncé, de la bouche d’Averroès[2] ; le Commentateur le portait au compte du Philosophe ; était-il, en cela, le fidèle interprète de la pensée d’Aristote ? Il est permis d’en douter. En usant d’une manière constante de ce même axiome, Thomas d’Aquin s’est peut-être montré plus Averroïste qu’Aristotélicien.

Ce que Thomas a surtout demandé à sa théorie de l’individuation par les dimensions déterminées, c’est une explication du mystère qui embarrassait si fort, en son temps, les philosophes chrétiens, le mystère de la survie individuelle que garde l’âme humaine après qu’elle a délaissé le corps[3].

Forme du corps vivant, l’âme humaine, quand elle s’est unie à la matière de ce corps, y a tracé des dimensions déterminées ; ces dimensions ont circonscrit la portion de matière attribuée à cette âme et, par là, elles lui ont assuré une existence individuelle, distincte de celle des autres âmes de même espèce.

Lorsque l’âme délaisse le corps, ces dimensions déterminées cessent d’exister d’une manière actuelle en la matière ; elles y sont remplacées par d’autres dimensions actuelles, simplement égales à celles qui les ont précédées ; mais les dimensions déterminées dont l’existence a pris fin demeurent à l’état potentiel en la matière ; cette matière, en effet, reste capable d’être informée de nouveau par la même âme, qui est séparée du corps, mais qui n’est pas détruite ; lorsque, par la résurrection, la même âme s’unira de nouveau à la matière, ces mêmes dimensions déterminées, qui l’ont individualisée durant sa première vie, reviendront à l’existence actuelle et continueront à l’individualiser de la même manière ; « Il est donc évident que c’est le même homme qui res-

  1. Sancti Thomæ Aquinatis Quodlibetales quœstiones, XII, art. X : Utrum anima perficiat corpus immediate vel mediante corporeitate.
  2. Voir : Troisième partie, Ch. III, § IV ; t. IV, pp. 537-540.
  3. Sancti Thomæ Aquinatis De natura materiæ et dimensionibu interminratis opusculum, cap. VII.