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SAINT THOMAS D’AQUIN

Lorsqu’à la mort, l’âme quitte le corps, les dimensions déterminées qui circonscrivaient la matière de ce corps, qui individualisaient le corps vivant cessent d’exister, au moins d’une manière actuelle ; elles sont remplacées par de nouvelles dimensions déterminées qui leur sont simplement équivalentes et qui viennent circonscrire la matière du cadavre, individualiser le cadavre ; le cadavre n’est donc plus le même individu que le corps vivant ; ce sont deux corps numériquement différents ; l’un est simplement homonyme (æquivocum) de l’autre[1].

D’une telle doctrine, des corollaires paradoxaux et qui inquiètent fort lu loi des chrétiens semblent se pouvoir déduire. Le corps du Christ suspendu, vivant, à la croix et le corps du Christ déposé, mort, dans le tombeau, ne sont-ils pas numériquement le même corps[2] ? L’œil du Christ, dont lu mort a fermé la paupière, n’est-il plus un véritable œil et ne garde-t-il son nom que par homonymie ? Durant les trois jours que son corps a passés dans le sépulcre, le Christ n’était-il donc plus le même homme que durant sa vie ?

Sans s’effrayer de l’apparente étrangeté des propositions qu’il est conduit à formuler, Thomas d’Aquin maintient fermement la théorie qu’il a proposée.

Dans la personne de Jésus-Christ, il y a trois principes, le corps, l’âme et l’hypostase du Fils de Dieu ; dans cette personne, l’homme est constitué par l’union de l’âme et du corps.

Lorsque Jésus-Christ eut rendu l’esprit, l’hypostase divine est demeurée unie, d’une part, au cadavre déposé dans le tombeau et, d’autre part à l’âme séparée du corps, en sorte que ce cadavre et cette âme ont continué d’appartenir à la même personne, à celle du Fils de Dieu. « Quant à l’hypostase ou à la personne, donc, Jésus-Christ est demeuré, après sa mort, numériquement le même » que ce qu’il était avant la mort.

L’âme de Jésus-Christ, elle aussi, est demeurée numériquement la même avant et après la mort. Quant au corps, la réponse qu’il convient de donnera son sujet est plus complexe ; dans le corps vivant cloué sur la croix et dans le cadavre couché sur la pierre du sépulcre, la même matière sert de support, de sujet à la même

  1. Sancti Thomæ Aquinatis Quodlibetales quœstiones Quodlibet III, art. IV : Utrum oculus christi post mortem dicatur æquivoce oculus vel univoce.
  2. Sancti Thomæ Aquinatis Quodlibetales quœstiones Quodlibet IV. art VIII : Utrum sit unum numero corpus Christi affixum cruci vel jacens in sepulchro. — Quodlib. III, art. IV : Utrum oculus Christi post mortem dicatur æquivoce oculus vel univoce. — Quodlib. II, art. I : Utrum Christus in triduo mortis fuerit idem homo in numero.