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SAINT THOMAS D’AQUIN

« Il est impossible[1] d’admettre qu’il existe, en la matière, des dimensions indéterminées et qu’elles y précèdent toute forme substantielle ; une telle supposition n’a de réalité que dans notre intelligence, tout comme les imaginations des mathématiciens. »

« Si l’on suppose[2] qu’une certaine divisibilité est nécessaire, en la matière, afin qu’elle puisse recevoir simultanément des formes différentes, et si l’on attribue une existence propre à cette divisibilité, cela provient d’une fausse imagination ; on imagine, en effet, que ces formes sont données du dehors ; comme elles possèdent en elles-mêmes une diversité naturelle, il semble nécessaire que la matière ait des parties, et que ces parties diffèrent les unes des autres par la nature de leur quantité, afin que la matière puisse admettre ces formes diverses, qui ne sauraient être toutes reçues dans une même partie.

» Mais les formes ne proviennent point de l’extérieur ; selon le Philosophe, elles se tirent de la puissance même de la matière, par transmutation de cette matière ; la matière, c’est ce qui est en puissance des formes substantielles, et ces formes en sont les actes. Dès lors, il est impossible de supposer dans la matière une partition antérieure aux formes substantielles : c’est l’introduction de la forme en la matière qui engendre le composé ; seul, le composé a, par lui-même, des parties ; ni la forme ni la matière n’a de parties par elle-même : elle n’en a que par accident ; chacune d’elles ne saurait être divisée, si ce n’est par accident, et par suite de la division du composé. Avant donc que le composé ne soit constitué, il est clair qu’aucune divisibilité n’existait on la matière, puisque ce caractère ne lui saurait convenir que par accident. »

Partant, les dimensions ont deux manières d’être ; en tant que dimensions indéterminées, elles n’existent que dans l’entendement ; d’une manière actuelle, elles n existent qu’à l’état de dimensions déterminées, liées à une certaine forme également déterminée. Leurs deux modes d existence sont, analogues aux deux modes d’existence de l’essence spécifique[3] ; aussi saint Thomas dit-il des dimensions indéterminées qu’elles existent par essence.

Cette expression nous conduit tout naturellement à comparer la théorie qu’au De ente et essentia, Thomas d’Aquin a donnée au sujet de l’essence spécifique à celle qu’il vient de développer touchant les dimensions indéterminées. Ces deux théories procèdent, peut-on dire, suivant une même méthode ; elles sont dirigées par

  1. Sancti Thomæ Aquinatis Op. laud., cap. IV.
  2. Sancti Thomæ Aquinatis Op. laud., cap. V.
  3. Sancti Thomæ Aquinatis Op. laud., cap. VII.