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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

qu’un avec la forme même du corps céleste ; cette forme en fixe pour l’éternité la grandeur et la figure immuables.

De la Matière première qui forme le fonds permanent de toutes les substances douées de génération et de corruption, il en est tout autrement. Cette Matière première possède, par elle-même, des dimensions indéterminées dont elle ne saurait jamais être dépouillée. En lui attribuant ces dimensions indéterminées, Averroès entend exprimer qu’elle est divisible, que par chacun de ses points, on peut faire passer trois plans se coupant à angle droit et dessinant une longueur, une largeur et une profondeur ; il entend, en outre, affirmer qu’en la matière première, cette divisibilité n’est pas, comme le voulaient Avicenne et Al Gazâli, une forme qui serait venue donner une première détermination à un support encore moins déterminé et ne possédant même pas la divisibilité ; il entend déclarer qu’un tel sujet, encore moins défini que la matière première divisible, n’existe pas et ne saurait exister. La forme, qui survient à la matière déjà divisible en puissance, transforme cette divisibilité potentielle en division actuelle et, aux dimensions indéterminées, substitue des dimensions déterminées.

Telle est la théorie contre laquelle Saint Thomas d’Aquin argumente très vivement. Elle lui paraît tout à fait inacceptable[1]. Il trouve plus raisonnables qu’Averroès[2] ceux qui admettent une première matière dépourvue de toutes dimensions, tant déterminées qu’indéterminées, ceux qui attribuent à une première forme, antérieure à toutes les autres, la production, dans cette matière, de dimensions indéterminées que les formes ultérieures délimiteront, la création d’une divisibilité potentielle que ces autres formes remplaceront par une division actuelle, Thomas, toutefois, rejette également cette forme qu’Avicenne et Al Gazâli avaient dénommée corporéité ; en admettre l’existence, en effet, c’est admettre que plusieurs formes substantielles, de plus en plus étroitement déterminées, se peuvent superposer les unes aux autres dans une même substance ; or, contre cette doctrine de la pluralité des formes substantielles, chère à la pensée d’Avicébron, Thomas, comme Averroès, ne cesse de s’élever.

Puis donc que les dimensions indéterminées ne sont pas une propriété inhérente à la matière première, inséparable de cette matière, puisqu’elles ne sont pas davantage une forme conjointe à cette matière, que sont-elles donc ? Une pure conception de l’esprit,

  1. Sancti Thomæ Aquinatis De natura materiœ et dimensionibus interminatis opusculum, cap. IV.
  2. Sancti Thomæ Aquinatis Op. laud., Cap. VI.