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SAINT THOMAS D’AQUIN

gence divine. Il est clair que Thomas, entre ces deux modes d’existence, établit une analogie, une sorte de parallèle.

Il nous semble donc qu’on peut, sans témérité, résumer ainsi la pensée du Docteur Angélique :

Dépouillée de l’existence concrète et individuelle, une chose peut posséder deux modes d’existence :

L’existence en notre esprit, à l’état d’essence conçue ou de quiddité ; c’est une existence accidentelle, qui a commencement et fin.

L’existence en l’Intelligence divine, à l’état d’idée ; cette dernière existence est incréée et éternelle.

Mais gardons-nous d’aller plus loin ; gardons-nous de rendre trop étroit le rapprochement, que nous venons de faire ; n’allons point, par exemple, énoncer la proposition suivante : L’idée d’une créature, c’est l’essence de cette créature éternellement connue par l’intelligence divine. Thomas d’Aquin qui, pour exposer sa théorie des idées, n’a pas une seule fois prononcé les mots : essence d’une créature, les prononcerait pour nous avertir que nous errons. « L’essence des choses créées, dirait-il[1], étant séparée de Dieu, ne peut être le moyen par lequel Dieu connaît les choses ; mais il les connaît d’une manière plus noble, par sa propre essence. »

Toute chose créée est faite à la ressemblance de Dieu ; c’est de cette proposition que se tire toute la théorie des idées dont nous venons de retracer les traits principaux. Or toute ressemblance est une relation entre deux termes ; on peut considérer successivement, en chacun des deux termes, ce par quoi il ressemble à l’autre terme.

Si l’on considère, en l’essence divine, sa ressemblance avec une chose créée, si on la regarde comme le modèle de cette chose créée, ce qu’on découvre, c’est l’idée éternelle et incréée de cette chose.

Si, au contraire, dans la chose créée, on considère sa ressemblance avec l’essence de Dieu, si on la regarde comme une image de cette essence, que découvrira-t-on ? Ce qu’on découvrira doit être créé et périssable, puisque résidant en une chose créée et périssable. De ces caractères créés, périssables, par lesquels la créature imite l’essence divine, le premier, le plus commun sera l’existence concrète et individuelle ; ainsi observée dans la créature, la création ne sera pas autre chose qu’une certaine ressemblance de cette créature avec Dieu.

  1. Sancti Thomæ Aquinatis Scriptum in primum librum Sententiarum, Dist. XXXVI, quæst. II, art. I : Quid nomine ideæ importetur.