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SAINT THOMAS D’AQUIN

Néanmoins, aux choses diverses correspondent des idées multiples[1].

En effet, puisque les créatures sont diverses, elles n’imitent pas toutes l’essence divine de la même manière ; elles sont toutes des images de cette essence, mais de cette essence considérée de points de vue différents. Dieu donc, qui connaît parfaitement son essence, connaît tous les aspects différents suivant lesquels elle peut être imitée par les choses ; et, de cette façon, on peut dire que Dieu, sans rien perdre de son unité, connaît une multitude d’idées, dont chacune n’est que sa propre essence considérée d’une certaine manière.

Cette théorie des idées, Thomas d’Aquin l’autorise d’un texte de Saint Augustin[2]. Ce texte, que nous avons autrefois rapporté[3], c’est comme le germe d’où est issue la doctrine du Verbe de Dieu, premier modèle, idée première, éternelle et unique de la création ; cette doctrine, nous avons vu Scot Eugène en faire la pierre angulaire de tout son système ; nous avons entendu Saint Anselme[4], Guillaume d’Auvergne[5], Alexandre de Hales[6], Robert Grosse-Teste[7] la formuler tour à tour ; nous aurions pu la retrouver dans les écrits d’une foule d’autres docteurs, toujours la même au fond sous les nuances diverses dont elle se pare ; elle est un des enseignements essentiels de ce Platonisme auguslinien qui a dirigé toute la Scolastique et l’a sauvegardée des philosophies païennes ; Saint Thomas d’Aquin lui demande, à son tour, la thèse qui se va substituer à la théorie hellénique ou arabe des essences éternelles. Pour toute créature, l’essence commence, en même temps que l’existence, à l’instant de la création ; mais quelque chose précède cet instant de toute éternité : ce quelque chose, c’est l’idée de la créature. Entre l’existence que cette idée adans la pensée de Dieu et le mode d’existence que l’essence a dans notre propre pensée, Thomas reconnaît une certaine analogie ; la lecture de son Commentaire aux Sentences va nous le montrer.

La connaissance que Dieu a des idées des créatures constitue,

  1. Sancti Thomæ Aquinatis Scriptum in primum librum senientiarum, Dist. XXXVI, Quœst II, Art. II : Utrum ideæ sint phures. — Summa theologica, Pars prima. Quæst. XV, Art. II : Urum sint plures ideæ. — Quodlibeta, Quodlib. IV, Art. I : Utrum in Deo sint plures ideæ. — Quœstiones disputatæ de vertikte. Quæst. II. De ideis, Art II : Utrum necessarium sit ponere plures ideas.
  2. Sancti Thomæ Aquinatis Octoginta tres quœstiones, Quæst. XLVI.
  3. Voir : Troisième partie, Ch. V, § II ; ce vol., p. 53.
  4. Voir : Troisième partie, Ch. IX, § III ; ce vol., p. 340.
  5. Voir : Troisième partie, Ch. IX, § I ; ce vol, p. 284.
  6. Voir : Troisième partie, Ch. IX, § III ; ce vol., pp. 338-339.
  7. Voir : Troisième partie, Ch. IX, § IV ; ce vol, pp. 351-353.