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SCOT ÉRIGÈNE ET AVICÉBRON

qualités propres et primordiales. Elles semblent contraires les unes aux autres, car le chaud s’oppose au froid et la sécheresse à l’humidité. Mais elles se ramènent à une cause unique, très secrète, soumise à la seule raison, je veux dire à la Qualité la plus générale d’entre toutes les qualités. C’est de cette Qualité générale qu’elles procèdent toutes quatre pour produire, par une admirable opération de la nature, les corps corruptibles et sujets à la dissolution ; c’est en cette Qualité générale que, par une concorde ineffable et pacifique de la Nature universelle, elles s’accordent entre elles, laissant à l’écart toutes les contrariétés qui les divisaient ».

On pourrait poursuivre jusque dans le detail cette comparaison entre les enseignements des deux métaphysiciens touchant la Substance universelle ; on pourrait montrer, en particulier, qu’entre l’Οὐσία universelle et la matière corporelle, Jean Scot établit une relation fort analogue à celle qu’admet Avicébron entre la Matière universelle et la matière sensible.

Mais délaissons ces rapprochements de détail ; nous en allons saisir un, qui est plus important. La Matière universelle d’Avicébron existe en puissance, de toute éternité, dans la Sagesse du Créateur ; l’Οὐσία universelle du Fils de l’Érin a, de toute éternité, une existence idéale au sein du Verbe de Dieu ; elle est le Verbe même de Dieu. Nous sommes ainsi conduits à étudier ce qu’est le Verbe selon Jean Scot, ce que sont les raisons ou essences produites par le Père dans son Verbe, et à rapprocher ce que nous aurons appris de ce que nous enseigne Ibn Gabirol.


II
L’EXISTENCE ÉTERNELLE DES RAISONS PRIMORDIALES DANS LE VERBE DE DIEU

Hors Dieu, tout ce qui est a été fait et créé par Dieu. Les Grecs ont admis une Matière, une ὕλη, existante par elle-même ; ceux qui sont soumis à l’autorité de l’Écriture ne sauraient suivre cette opinion[1]. « Aucun de ceux qui philosophent bien ne peut se refuser à compter la Matière informe au nombre des choses que Dieu a faites en sa sagesse… Celui qui a fait le Monde de la Matière informe est le même qui, du néant absolu, a fait la Matière informe ». Il y a une Matière primordiale, qui se range parmi les

  1. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., Lib. III, cap. 5, éd. cit., coll. 630-637.