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SAINT THOMAS D’AQUIN

accident de la créature et, en réalité, elle lui est postérieure. » La réponse de Saint Thomas commence en ces termes : « Il est exact qu’en réalité, la création ne met rien dans la chose créée, si ce n’est une relation à Celui de qui elle tient l’existence ; cette existence est un certain accident ; et cette relation, en ce qui concerne cette autre existence qu’elle a dans le sujet, est, [elle-même], un accident ; elle est postérieure au sujet. — Verum est quod creatio secuindum rem nihil ponit in creato, nisi relationem tantum [ad eum] a quo habet esse quod est quoddam accidens ; et hæc quidem relatio, quantum ad aliud esse quod habet in subjecto, accidens quoddam est et posterius subjecto. »

Cette réponse, on serait volontiers tenté de la comprendre ainsi : L’essence de la créature est antérieure à la création et, partant, éternelle ; par la création, elle reçoit l’existence à la manière dont une substance reçoit un accident ; l’opération créatrice subie par cette essence y est un autre accident, savoir une certaine relation entre cette essence et Dieu.

L’éternité des essences des créatures semblerait donc se devoir conclure du passage que nous venons de citer ; comme, d’ailleurs, la connaissance divine peut seule assurer cette éternité, il resterait à voir comment, au gré de Saint Thomas d’Aquin, elle l’assure en effet.

Or cette interprétation donnée à la réponse qu’avait sollicitée Jean de Verceil serait absolument contraire à la pensée de Saint Thomas d’Aquin ; s’il regarde la créature comme antérieure, reçue par elle, à la création passive, c’est d’une antériorité de raison et de nature, non d’une antériorité dans le temps. La création n’est pas l’accession à l’existence actuelle d’une essence douée jusqu’alors, et de toute éternité, d’une certaine existence essentielle. La création, c’est un commencement absolu ; avant qu’elle se produisît, non seulement la créature n’avait pas d’existence, mais elle n’avait pas d’essence ; elle n’était rien du tout ; par la création, ce n’est pas seulement l’existence qui est produite, mais aussi l’essence. « Par l’acte même qui attribue l’existence à la quiddité, écrit le Doctor communis[1], ce n’est pas seulement l’existence qui est dite créée, c’est aussi la quiddité même, car avant de posséder l’existence, celle-ci n’est rien. — Quod ex hoc ipso quod quidditati esse attribuitur, non solum esse, sed ipsa quidditas creari dicitur quia antequam esse habeat, nihil est. »

  1. Sancti Thomæ Aquinatis Quœstiones disputatœ de potentia Dei. Quæst. III : De creatione. Art. V, ad 2m.