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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

dent que quelque chose est ce quelque chose alors même qu’il ne possède pas l’existence (quod aliquid est aliquid quamvis non haheat esse), et que la forme d’une chose (res) est quelque chose, mais que ce n’est ni une chose qui existe en réalité ni une chose qui, en réalité, n’existe pas (quod aliquid est forma rei, quæ non est res nec quæ est nec quæ non est, et quod quæ vel quod non significant res). Ceux-là ne font pas partie de l’universalité de ceux qui savent. »

Une religion selon laquelle le Monde a commencé ne peut admettre le sentiment, d’Avicenne.

Pour le Chrétien, donc, aucune essence, sauf celle de Dieu, n’a pu être unie, de toute éternité, à l’existence actuelle et individuelle ; cette proposition ne fait point de doute.

Mais alors une question se pose : Les essences des choses créées sont-elles, cependant, éternelles ?

Pour que cette question ait un sens, il faut qu’on attribue une signification à cette proposition : Telle essence est, alors même que cette essence n’existe d’une manière actuelle en aucun individu. Il faut donc que l’on conçoive, pour l’essence, une certaine façon d’exister, un esse essentiæ qui se distingue de l’existence proprement dite ou actuelle (esse existentiæ).

Au De ente et essentia, Thomas d’Aquin a bien admis un tel esse essentiæ ; mais il a de suite ajouté que cette existence résidait seulement dans l’esprit[1] ; « Natura duplex habet esse, unum in singularibus et aliud in anima. » Si donc toute essence devait exister de toute éternité, ce ne pourrait être que d’une existence conceptuelle, dans l’intelligence de Dieu.

Devons-nous attribuer à Thomas d’Aquin l’opinion suivante : Toute créature a une essence éternelle, parce que, de toute éternité, Dieu connaît cette essence ?

Il pourrait sembler, tout d’abord, qu’en une créature, Thomas d’Aquin reconnût quelque chose qui préexisterait à la création, qui serait comme un sujet où se trouverait reçue l’existence conférée par la création ; cette dernière existence serait, pour ce sujet, une sorte d’accident. Le prieur général de son ordre, Jean de Verceil, l’avait questionné touchant cent-huit articles, extraits des œuvres de Pierre de Tarentaise, articles parmi lesquels se trouvait celui-ci[2] : « Dans la créature, la création est une passion ; elle est un

  1. Sancti Thomæ Aquinatis De ente et essentia opusculum, Cap. III.
  2. Sancti Thomæ Aquinatis Responsio ad fratem Joannem Vercellensem generalem magistrum Ordinis Prædicatorum de articulis centrum et octo sumptis ex opere Petri de Tarentasio. Quæstio XCV (Sancti Thomæ Aquinatis Opusculo Opusc. IX. Éd. Venetiis, fol. 69, col. b).