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SAINT THOMAS D’AQUIN

afin de l’assimiler à une matière. Pourquoi ? C’est que cette quiddité n’est pas, à elle-même, sa propre existence ; elle ne subsiste que grâce à l’existence reçue par participation à la Cause créatrice ; or, à l’égard de cette existence participée, elle se comporte comme la puissance à l’égard de l’acte, comme la matière à l’égard de la forme. Citons le texte même de Saint Thomas : « Intelligentia habet hyliathim, id est aliquid materiale vel ad modum materiæ se habens… Exponit, subdens : Quoniam esse et forma. Quidditas enim et substantia ipsius Intelligentiæ est quædam forma subsistent et immalerialis ; sed quia ipsa non est suum esse, sed est subsistens in esse participato, comparatur ipsa forma subsistens ad esse participatum, sicut potentia ad actum et ut materia ad formam. »

L’explication est extrêmement ingénieuse et hardie. Dans le Liber de causis, elle permet de retrouver la pensée d’Avicenne et d’Al Gazâli. Fait-elle découvrir la pensée de l’auteur du Liber de causis ? Nous pensons avoir montré qu’il n’en est rien.


V
LES IDÉES DIVINES ET LA CRÉATION

Si désireux que fût Thomas d’Aquin de parler de l’essence et de l’existence selon l’enseignement d’Avicenne et d’Al Gazâli, il ne pouvait, cependant, suivre cet enseignement jusqu’au bout. Sa foi chrétienne l’arrêtait.

Pour les philosophes arabes, toute quiddité ou essence était, de toute éternité, unie à l’existence actuelle. C’était bien évident pour les substances soustraites à la génération et à la corruption. Cela n’était pas moins vrai des substances sujettes à la naissance et à la mort ; en effet, si les individus naissent et périssent, toute espèce est éternelle ; toujours, quelqu’un de ses représentants existe actuellement ; toujours, donc, la quiddité spécifique se trouve, en quelque lieu du Monde, unie à l’existence actuelle et individuelle.

Avicenne, en effet, n était pas de ceux pour qui la quiddité serait un je ne sais quoi capable de subsister en soi lors même qu’il ne serait la quiddité d’aucune chose réellement existante. Pour ceux qui professent une telle opinion, il se montrait plein de mépris : « Je me suis laissé dire ceci, écrivait-il[1]. Certains hommes préten-Avicennæ

  1. Avicenne, Metaphysica, Lib. II, tract I, cap. I.