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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

Au De ente et essentia, nous l’avons entendu[1] reproduire cette doctrine, alors qu’au sein d’une créature immatérielle, il voulait distinguer l’essence et l’existence. Nous allons, au cours de ses divers écrits, relever maint, passage où la même pensée se trouve clairement affirmée. Mais, parmi les œuvres du Doctor communis, il en est une où la théorie dont nous parlons se trouve exposée ex professe, à partir de ses principes et jusqu’en ses conséquences ; nous voulons parler de la Somme contre les Gentils.

Voici d’abord, en cette Somme, l’énoncé[2] de l’axiome qui va donner un point de départ à toute la déduction :

« En tout composé, il faut qu’il y ait acte et puissance ; plusieurs choses, en effet, ne peuvent faire un objet qui soit absolument un (simpliciter unum), à moins qu’une chose n’y soit en acte et une autre en puissance. »

Or, tout être créé est composé ; il est composé d’essence et d’existence ou, selon le langage que Thomas d’Aquin emploie dans les chapitres que nous allons analyser, de substance (substantia) et d’existence (esse). Cette proposition va être établie ici avec une netteté, une rigueur qui ne se trouvaient pas au De ente et essentia. Mais, pour atteindre à cette netteté et à cette rigueur, la déduction dépouillera entièrement la philosophie péripatéticienne pour se souvenir uniquement de ce que Gilbert de la Porrée et ses contemporains empruntaient au Livre des causes et, surtout, de ce qu’enseignait la Métaphysique d’Avicenne.

Voici, d’abord, un argument[3] où Gilbert eût reconnu ce qu’il appelait[4] le langage des théologiens :

En toute créature, même en une créature intellectuelle qui n’est pas composée de matière et de forme, « on trouve une certaine composition ; en toute créature, en effet, l’esse est autre chose que le quod est.

» Si l’existence est l’être subsistant par soi (si esse est subsistens), rien n’est, en sus de son existence (esse), adjoint à cet être subsistant. Dans une chose où l’existence n’est pas l’être subsistant lui-même, ce qui se trouve en cet être (existens) en sus de son existence, est, il vrai, uni à cet être, mais ne fait pas un avec son existence, si ce n’est par accident, parce qu’il y a, ici, un sujet qui possède à la fois l’existence et ce qui est en sus de l’existence. De

  1. Vide supra, p. 482.
  2. Sancti Thomæ Aquinatis Summa contra Gentiles, lib. I, cap. XXIII : Quod in Deo nulla sit compositio. Art. I.
  3. Sancti Thomæ Aquinatis Op. laud., lib. II, cap. LII : Quod in substantiis intellectualibus differt esse et id quod est. Art. I.
  4. Voir : Troisième partie, ch. IX, § II ; ce vol., pp. 291-292.