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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

fondissant la notion de matière délimitée, de materia signata qu’il vient de poser. Mais le temps n’est pas encore venu d’examiner ce qu’il professera touchant l’individuation.


III
L’EXISTENCE EST-ELLE UN ACCIDENT DE L’ESSENCE

Auparavant, en effet, il nous faut pousser plus loin l’analyse de sa pensée sur les relations entre l’essence et l’existence. L'étude de ces relations va, pendant trois quarts de siècle, préoccuper extrêmement les métaphysiciens et provoquer, de leur part, des solutions fort diverses ; quels sont donc les points où l’analyse de Thomas d’Aquin ne leur semblait pas assez poussée, quelles sont les énigmes que le De ente et essentia leur laissait le soin de deviner ?

La première est celle-ci : Comment convient-il de définir exactement la relation de l’existence à l’essence ?

Avicenne avait dit que l’unité (unitas) et l’existence (esse) se doivent ranger dans la catégorie de l’accident. Cette affirmation d’Avicenne était destinée à retenir très fortement non seulement l’attention de Thomas d’Aquin, mais encore celle de ses successeurs. L’origine des débats que nous aurons à relater demeurerait donc cachée si nous n’indiquions sommairement ici quelle fut la pensée d’Ibn Sinâ.

Écoutons-le, d’abord, affirmer[1] que l’unité n’est pas autre chose que l’existence :

« L’unité, pour devenir indivisible, n’a pas à être dépouillée [de l’existence] ; elle est l’existence même qui ne peut être divisée, en sorte que l’existence appartient à l’essence même de l’unité et n’est pas le sujet où réside l’unité. — Unitas exspoliatur ut non dividatur, sed est esse quod non dividitur, ita quod est esse de essentia unitatis, non subjectum ei. »

Tout aussitôt après cette proposition, voici l’affirmation que l’unité et, partant, l’existence sont des accidents de la chose (res) qui existe et qui est une :

« Il est, dès lors, manifeste que cette affirmation (certitude) de l’unité est le concept (intentio) d’un accident, et que l’unité fait

  1. Metaphysica Avicenne sive ejus prima philosophia. Venetiis, 1493. Lib. II, tract. III, cap. III ; De certificatione unius et multitudinis et ostendere quod numerus est accidens.