Page:Duhem - Le Système du Monde, tome V.djvu/49

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
43
SCOT ÉRIGÈNE ET AVICÉBRON

lieu sont des accidents de l’οὐσία, ou bien faut-il leur attribuer une subsistance propre ?

» Le Maître[1]. — Cela vaut la peine d’être demandé. Selon l’opinion des dialecticiens, tout ce qui existe est ou bien un sujet, ou bien chose qui concerne un sujet (de subjecto), ou bien chose qui réside dans un sujet. Mais une raison avertie nous enseigne que le sujet et ce qui concerne le sujet ne sont qu’une seule et même chose et que rien ne les sépare.

» Ils disent, par exemple que Cicéron est un sujet et une substance première, tandis que l’homme est de subjecto et constitue une substance seconde. Mais, en nature, quelle différence y a-t-il là, sinon que l’un est considéré dans son unité numérique et l’autre dans son espèce ? Or l’espèce n’est pas autre chose que l’unité des choses singulières multiples (unitas numerorum) et le nombre [des individus] n’est pas autre chose que la pluralité de l’espèce. Si donc l’espèce est une, tout entière et indivise au sein des choses singulières multiples (in numeris), et si celles-ci ne sont plus qu’un seul individu dans l’espèce, je ne vois plus ce qui, selon la nature, sépare le sujet de ce qui est relatif au sujet (de subjecto)… Il ne reste que le sujet et ce qui est dans le sujet.

» Si, suivant les traces du grand théologien Saint Grégoire, et de Maxime, son très savant commentateur, tu te livres à un examen approfondi, tu trouveras que l’οὐσία est absolument en toutes choses, et qu’elle y subsiste insaisissable, non seulement aux sens, mais même à l’intelligence. Si l’on en comprend l’existence, c’est par ces choses qui en sont comme l’entourage, le lieu, la quantité, la situation, auxquelles il faut joindre le temps… Parmi les catégories, en effet, il en est qui sont conçues comme des choses qui existent autour de l’οὐσία ; on les nomme περιοχαί, c’est-à-dire les compagnes qui forment l’entourage ; elles paraissent se tenir autour de l’οὐσία. Il en est d’autres qui sont dans l’οὐσία même ; les Grecs les nomment συμβάματα, c’est-à-dire accidents. »

« On ne peut pas[2], de l’οὐσία, définir ce qu’elle est [quid est, τὸ διότι d’Aristote] mais seulement qu’elle est [quia est, τὸ ὅτι péripatéticien]. Comme nous l’avons dit, en effet, la connaissance du lieu, du temps et des autres accidents qui subsistent soit en elle-même, soit hors d’elle, nous donne qu’elle est, mais ne nous donne pas ce qu’elle est (non quid sit, sed quia est). Et cela, on le peut redire avec justesse, d’une manière générale, de toute οὐσία,

  1. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., Lib. I, cap. 25, coll. 470-471.
  2. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., Lib. I, cap. 25, éd. cit., coll. 471.