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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

tences. Au lieu de la materia signata, comprise sous des dimensions déterminées, il n’est question, dans cet écrit, que d’une materia denominata, qui se trouve soumise à certains accidents déterminés ; ces accidents, on ne les caractérise pas d’une manière plus détaillée. La précision plus grande que le De ente et essentia apporte en ce sujet est bien faite pour donner vraisemblance à l’opinion de Ch. Jourdain qui rejette la rédaction du De ente et essentia après celle du Commentaire aux Sentences.

Lorsqu’on parle d’essence, on peut vouloir attirer l’attention sur l’essence individualisée ; mais, la plupart du temps, c’est de l’essence générale, de la nature commune à tous les individus de l’espèce qu’il s’agit. Cette essence générale, quelle sorte de réalité possède-t-elle ? Cette essence, Thomas d’Aquin l’a identifiée à la substance seconde définie par Aristote ; il s’agit donc de savoir de quelle réalité se trouve douée une substance seconde ; la question posée, c’est le problème des universaux que, depuis si longtemps, les écoles du Moyen Âge agitent avec tant d’ardeur.

À cette question, Thomas d’Aquin donne une réponse[1] qui est la formule la plus claire et la plus précise du Conceptualisme.

Cette essence ou nature commune « a une double existence, l’une dans les êtres singuliers, l’autre en l’âme » de celui qui la conçoit. « Dans les êtres singuliers, elle a de multiples existences, par suite de la diversité de ces êtres ; et cependant, si l’on considère l’essence d’une manière propre et absolue, ou peut dire qu’aucune de ces existences-là n’est requise par la nature même de cette essence… Ce qui donne donc à la nature humaine le caractère d’espèce, c’est ce mode d’existence qu’elle a dans l’intelligence. En effet, au sein de l’intelligence, la nature humaine a une existence où il est fait abstraction de tous les individus ; elle se comporte donc de la même manière à l’égard de tous les individus qui se trouvent hors de l’âme ; elle a, avec tous, une ressemblance égale ; elle nous donne de tous la même connaissance, car il sont tous des hommes. C’est précisément parce qu’avec tous les individus, cette nature a une telle relation, que l’intelligence découvre la notion d’espèce et qu’elle l’attribue à cette nature. »

Cette essence, donc, que tant de philosophes ont considérée, ce n’est pas une réalité, c’est une abstraction ; on en doit dire autant, assurément, de cette matière indéterminée, de cette materia non signata qui entre en la constitution de l’essence spécifique. Seuls, les individus et la materia signata qui confère l’individualité

  1. Sancti Thomæ Aquinatis De ente et essentia opusculum, cap. II.