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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

binaison de la matière et de la forme, bien que la forme soit le principe de l’existence (esse), un être (ens) ne tire pas sa dénomination de la forme, mais du tout. L’essence (essentia)[1] n’exprime donc pas la forme seule, mais, dans les choses composées de matière et de forme, elle exprime le tout ; et c’est aussi ce tout qu’on appelle quiddité et nature de la chose. C’est pourquoi Boëce dit, dans ses Prædicamenta, que οὐσία désigne le composé de matière et de forme. »

Dans son commentaire aux Catégories d’Aristote, Boëce n’a point usé du mot οὐσία ; c’est par le mot substantia qu’il a traduit ce terme chaque fois qu’il le rencontrait dans le texte du Stagirite ; c’est de la substance, substantia, qu’il a dit[2] :

« Comme il y a trois substances, la matière, la forme (species) et la substance composée et condensée qui est formée par l’union des deux premières, Aristote a proposé de tirer le nom qui servirait à les désigner non point de la matière seule ni de la forme seule, mais de toutes deux mêlées et composées entre elles. »

Nous voici maintenant fort bien renseignés, par Thomas d’Aquin lui-même, sur l’origine de ses idées.

Au De ente et essentia, il nous a prévenus que ce qu’il nommait essentia était identique à ce que les tirées nommaient οὐσία ; nous le voyous ici appliquer à essentia ce qu’Aristote a dit de l’οὐσία composée de ὕλη, et d’εἶδος, ce que Boëce a répété de la substantia composée de materia et de species.

Nous comprenons par là, tout d’abord, comment Saint Thomas emploiera volontiers le mot substance (substantia) au lieu du mot essence (essentia). C’est ainsi que, dès le premier chapitre du De ente et essentia, après avoir dit que la nature d’une chose est identique à l’essence de cette chose, il empruntera au Philosophe cet adage : Substantia est natura. C’est ainsi qu’au cours de la Somme contre les Gentils, il usera presque toujours du mot substantia en des circonstances où ses autres écrits portent le mot essentia.

L’essence étant identifiée à la substance, à l’οὐσία péripatéticienne, elle est nécessairement composée de matière et de forme. Mais en outre, il sera permis de dire d’elle tout ce qu’Aristote,

  1. On remarquera qu’ici, au lieu d’opposer les mots esse, ens, au mot essentiel, Saint Thomas semble regarder ces termes comme équivalents. On pourrait peut-être en conclure, conformément à l’opinion de Jourdain, que le De ente et essentia est postérieur au Commentaire aux Sentences
  2. Anith Manlii Severini Boethii In Categorias Aristotelis liber primus. De substantia (Boethii Opera, éd. Basileæ, MDLXX, p. 128).