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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

Thémistius, du id quod est de Boëce. Du mot essentia (essence) dans la langue de Thomas, le sens ne diffère pas, comme il a soin de nous le dire, de ceux qu’il convient d’attribuer aux mots quidditas et natura ; l’essentia, c’est le καθ’ ὅ ἐστι ταὐτόν de Thémistius, l’esse de Boëce : « Essentia dicitur secundum quod per eam et in ea res habet esse. » L’eau que j’ai sous les yeux dans ce vase est un être, aliquod ens ; c’est par son essence, essentia, que cet être est ce qu’il est, savoir de l’eau.

Saint Thomas cherche d’abord[1] ce qu’est l’essence d’un être composé de matière et de forme. La définition de l’essence ne comprend-elle pas la définition de la forme ? Si, assurément. Ne comprend-elle que la forme, en sorte que toute considération de la matière en soit exclue ? Certes non. Lorsque nous prononçons ces mots : l’homme, qui désignent l’essence de l’humanité, non seulement nous entendons la forme humaine, mais encore nous concevons cette forme comme unie à la matière humaine. Seulement, la matière humaine dont ces mots : l’homme éveillent en nous l’idée, ce n’est pas une matière humaine individuelle et particularisée (materia signata), composée de tels os, de telle chair, de tel sang ; c’est une matière humaine abstraite, composée d’os, de chair, de sang, toutes ces choses étant prises en général.

L’essence n’est donc ni simplement matière ni simplement forme : elle est chose composée qui implique à la fois matière et forme.

L’argumentation de Saint Thomas vise évidemment la doctrine que Thémistius avait si clairement exposée ; selon cette doctrine, en effet, l’essence n’était autre chose que la forme spécifique commune à tous les individus d’une même espèce ; c’est, par l’union de la matière et de la forme que chacun d’eux acquérait l’existence concrète et individuelle.

Déjà Ibn Sinà s’était élevé[2] contre cette doctrine qui identifie la forme et la quiddité. « La forme, avait-il écrit, c’est seulement un des éléments qui se réunissent en cette combinaison ; mais la quiddité, c’est la combinaison même qui embrasse la matière el la forme. »

L’influence exercée, sur la doctrine du De ente et essentia, par la Métaphysique d’Avicenne ne saurait être révoquée en doute : Thomas d’Aquin la proclame, pour ainsi dire, car, dès le début de son opuscule, il cite une phrase de cette Métaphysique. Mais il est une autre influence dont il faut ici tenir compte ; c’est celle de Boëce ;

  1. Sancti Thomæ Aquinatis Op. laud., cap. I.
  2. Metaphysica Avicenne sine ejus prima philosophia, Venetiis, 1493 : lib. ii, tract. V, cap. V.