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SAINT THOMAS D’AQUIN

bilité, et ce qui ressemble à la forme, c’est la nécessité que cette créature tient d’autrui. »

Avec les écrits d’Avicenne et d’Al Gazâli, la Scolastique latine avait reçu cette manière nouvelle d’opposer la dualité de la créature à l’unité de la Cause première. Grâce à Guillaume d’Auvergne, l’axiome, énoncé par Boëce, avait changé de formule[1]. Cet axiome avait dépouillé l’énoncé que son auteur lui avait donné :

« Omne simplex esse suum, et id quod est, unum habet. Omni composito aliud est esse, aliud id quod est. »

À cette forme venue du Péripatétisme, s’était substituée la forme nouvelle importée par le Néo-platonisme arabe :

« Citra Primum quicquid est, est ex quo est et quid est. »

C’est sous cette forme qu’Alexandre de Hales avait connu cet axiome, sous cette forme qu’Albert le Grand l’avait invoqué.

À s’en tenir aux doctrines maîtresses, telle était, avant Thomas d’Aquin, la variété des réponses données à cette question : Qu’est-ce donc que cette dualité par laquelle toute chose inférieure à Dieu s’oppose à la simplicité de Dieu ?

De ce problème, Thomas, à son tour, va proposer sa solution.

Presque au début de son opuscule, nous l’entendons citer Boëce et invoquer le traité De duobus naturis, c’est-à-dire le troisième chapitre du De Trinitate ; s’il fait appel à l’autorité de Boëce, c’est pour nous apprendre que ce que les Latins nomment essentia est identique à ce que les Grecs nommaient οὐσία.[2]

Sans doute, avec le traité de Boëce, Saint Thomas a en mains le commentaire de Gilbert de la Porrée, dont l’influence transparaît en divers passages de son opuscule. Cette influence rattache encore la pensée du Docteur dominicain à la tradition de l’ancienne Scolastique latine, et cela d’une manière d’autant plus complète que les réflexions de Gilbert de la Porrée au sujet de l’οὐσία gardent comme un souvenir des doctrines de Jean Scot Érigène[3].

Le premier souci de Thomas d’Aquin, celui qui l’a conduit à citer Boëce, c’est le souci de fixer exactement le sens des termes qu’il emploiera ; dans une semblable question, ce n’est pas soin superflu ; d’un auteur à l’autre, en effet, il est arrivé que le mot essentia ou le mot quidditas a vu complètement intervertir son attribution, que le mot esse s’est tantôt opposé et tantôt identifié au moi essentia.

Ce que Thomas d’Aquin désigne par le mot sens (un être), c’est une chose individuelle et concrète, c’est l’équivalent du τί ἦν de

  1. Voir ; Troisième partie, Ch. IX, § II ; ce vol., pp. 300-303.
  2. Sancti Thomæ Aquinatis De ente et essentia opusculum ; cap. I.
  3. Voir. Troisième partie, ch. IX, § II ; ce vol., pp, 290-291.