Page:Duhem - Le Système du Monde, tome V.djvu/470

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
464
LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

cette théorie d’Albert nous y voyons l’intelligence active particulière à chaque âme façonner l’intelligence en puissance à la façon dont un artiste façonne la matière ; dans cette opération, l’intelligence spéculative, moins formelle que l’intelligence active, joue le rôle d’instrument ; enfin l’intelligence active tient son activité même d’une Intelligence séparée qui l’éclaire à la façon dont la lumière de l’art éclaire l’artiste ; ainsi l’âme humaine se trouve être faite à l’image de cette Intelligence séparée.

Or, quand nous résumons de la sorte la constitution qu’Albert attribue à l’âme humaine, nous ne pouvons pas ne pas songer à la constitution que Gilbert de la Porrée attribuait à toute substance.

Gilbert de la Porrée nous a montré[1] comment la matière (ὕλη) est façonnée à l’aide d’une forme inférieure, de la forme substantielle (οὐσιωδής), par une forme plus élevée, jouant le rôle d’artisan (forma operatrix) forme plus élevée, c’est l’essence, la forma essendi, l’οὐσία. Cette mise en œuvre de la ὕλη, par l’οὐσία à l’aide de l’οὐσιωδής, dont le rôle doit être, évidemment, celui d’un instrument, cette mise en œuvre, disons-nous, tend à produire une image (εἰκῶν) d’un certain modèle (εἰδέα).

Ce passage de Gilbert de la Porrée, Albert le Grand ne l’ignore pas, car c’est le commentaire d’un texte de Boëce auquel le frère Prêcheur se réfère, à plusieurs reprises, quand il discute de la composition des substances séparées. Comment ne pas croire, dès lors, qu’il s’en inspire lorsqu’il décrit de l’âme humaine ? Comment ne pas voir que l’intellectus possibilis occupe, en cette description, le rang, non point de hyle, sans doute, mais de hyliathis ? que l’intellectus speculativus, l’intellectus agens et l’Intellectus omnino separatus y correspondent respectivement à la forme οὐσιωδής, à l’οὐσία, à l’εἰδέα ? Comment ne pas reconnaître enfin que l’âme est l’ymago de l’Intellectus omnino separatus, comme la substance est l’εἰκῶν de l’εἰδέα ?

En dépit donc de la résolution qu’il avait prise de s’en tenir, en toutes choses, à l’opinion des Péripatéticiens, Albert s’est bien vu contraint de s’écarter de cette opinion lorsqu’il a voulu maintenir la distinction des âmes humaines après la mort. Il lui a fallu chercher le principe d’individuation ailleurs qu’en la matière. Lorsqu’il a voulu reconstruire l’âme humaine sur un plan que sa foi chrétienne pût accepter, il a dû demander ce plan à la vieille Scolastique latine ; ce plan, il l’a trouvé dans un texte où Gilbert

  1. Voir : Troisième partie, Ch. IX, § ii ; ce vol., p. 290.