Page:Duhem - Le Système du Monde, tome V.djvu/468

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
462
LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

« Les plus subtils d’entre les Péripatéticiens ont distingué entre les formes du Monde et les formes de la Matière ; ils ont nommé formes matérielles celles qui donnent l’existence à la Matière ; ils ont appelé formes du Monde celles qui ont avec l’Univers une relation universelle. Les formes universel les déroulent de l’intelligence en tant quelle est intelligence ; lorsqu’elles s’impriment dans l’âme, ces formes s’y impriment du côté par lequel elles découlent de la Forme même du Monde bien plutôt que du côté par lequel elles ont existence en la matière. »

Pour ceux qu’Albert nomme les Péripatéticiens, c’est-à-dire pour les philosophes de l’École d’Avicenne, cette Intelligence absolument séparée qui imprime en l’âme humaine des formes universelles, c’était la dernière des Intelligences célestes, celle à laquelle ils donnaient le dixième rang, celle qui constituait l’Intellectus agens commun à tous les hommes ; au dessous de cette Intelligence-là, ils ne plaçaient nullement une intelligence active particulière à chaque âme humaine. Albert, qui admet cette dernière opinion, ne veut pas, cependant, qu’on la croie de lui ; il tient à l’attribuer aux philosophes dont il prétend simplement exposer les doctrines : « Bien que les Philosophes[1] disent que ces Intelligences, qui sont les formes du Monde, rayonnent sur l’intellect de l’âme humaine, ils ne nient point, cependant, qu’il n’y ait, dans les diverses âmes, une intelligence active propre à l’universalité qui est en chacune de leurs intelligences. Sinon l’homme ne serait pas un petit monde parfait, non plus que l’image de la Forme du Monde ; et quiconque philosophe avec rectitude sait que ces conséquences sont absolument inacceptables (inconvenientissima). »

Dans l’Univers corporel, en effet, rien ne se fait ni ne se produit que par un premier agent qui est la lumière du Soleil ; mais la lumière du Soleil, à son tour, reçoit la lumière émanée de la première Intelligence, « et celle-ci ne produirait pas les formes corporelles si elle ne se composait avec le rayonnement de la lumière solaire. Ainsi en est-il en tout l’univers. Il doit donc, dans l’âme de l’homme, en être de même pour cette multitude et cette universalité d’êtres intellectuels qui se forment en elle-même et dans son intelligence. »

Selon cette comparaison, les formes intellectuelles multiples qui sont engendrées au sein d’une âme humaine, le sont par le concours de deux lumières, celle qui émane de l’intelligence

  1. Alberti Magni Op. laud., lib. II, cap. III.