Page:Duhem - Le Système du Monde, tome V.djvu/463

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
457
ALBERT LE GRAND

Au dessous de la Cause première, tous les êtres individuels sont composés ; les uns, ceux qui ont corps, sont composés de matière et de forme ; les autres, ceux qui sont séparés de tout corps, sont composés de hyliathis et de forme.

Cette doctrine, Albert la résume en cette formule qu’il attribue à Boëce, bien que celui-ci, nous l’avons vu[1], ne l’ait jamais donnée : « Tout ce qui vient après le premier Principe est composé de ce qu’il est et de ce par quoi il est ; sinon, ce ne serait pas un individu. — Citra Primum quicquid est, est ex quo est et quod est ; aliter enim non esset hoc aliquid. »

Nous l’avons déjà dit ; c’est la pensée d’Avicenne et d’Al Gazâii que nous reconnaissons dans cette formule et dans les développements dont Albert l’entoure. Considérée par rapport à son principe. une intelligence se montre semblable à ce principe ; c’est par ce côté qu’elle est nécessaire, qu’elle est acte, qu’on la peut nommer forme ; considérée en elle-même, elle est simplement possible, elle offre des analogies avec la matière, elle peut être dite douée de hyliathis.

Alexandre de Hales nous avait avertis[2] que certains se refusaient à reconnaître, en l’âme humaine, une matière et une forme ; qu’ils y admettaient seulement cette composition : ce qu’elle est, ce par quoi elle est, quod est, quo est. Cette opinion est bien celle que soutient Albert le Grand.

Mais en admettant que la hyliathis joue le rôle de principe d’individuation pour les substances incorporelles, tout comme la matière ou hyle joue ce rôle pour les substances corporelles, il se met en dehors de l’enseignement authentique du Péripatétisme ; cependant, nous avons entendu avec quelle netteté, dans sa Métaphysique, il avait répété cet enseignement ; avec quelle force il avait affirmé qu’aucune individuation ne peut jamais provenir que de la matière ; avec quelle précision il avait déclaré que les âmes célestes elles-mêmes ne sont numériquement distinctes les unes des autres que par les orbes qu’elles meuvent. Cet enseignement péripatéticien, le désir d’échapper aux prises de l’hérésie averroïste la contraint de s’y soustraire. Pour ne pas accorder à Avicébron et à Alexandre de Hales l’existence d’une matière intellectuelle, il lui a fallu concéder à Guillaume d’Auvergne que le principe d’individuation n’était pas toujours la matière.

Il est vrai qu’à l’inconséquence dont il vient de se rendre coupable, il pourrait invoquer une excuse ; de cette inconséquence,

  1. Voir : Troisième partie, Ch. IX, § II ; ce vol., pp. 286-287.
  2. Vide supra, p. 329.