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ALBERT LE GRAND

lorsqu’ils parlent des intelligences. Il est vrai, répondrai-je, que je suis peu intelligent (verrue est me paru intelligent). Mais que telle ne soit pas la pensée des philosophes lorsqu’ils parlent des intelligences, c’est chose au sujet de laquelle il n’y a, en moi, aucune incertitude. Et celui qui dit que les anges sont les intelligences, qu’ils sont unis de mouvement local, qu’ils sont, de plus, les moteurs immédiats des cieux, et qu’ils ne les meuvent pas simplement comme l’objet désiré meut celui qui le désire, celui-là, c’est certain pour moi, n’a jamais su quelle était, la nature des intelligences et n’a jamais compris ce que les philosophes disent des intelligences.

» Les philosophes admettent, en effet, qu’il y a une seule Intelligence qui soit l’Être nécessaire ; de sa splendeur et de sa puissance, qui ne lui font jamais défaut, cet Être nécessaire tire l’Intelligence du premier ordre ; de celle-là, émane le premier orbe et, en même temps que l’âme de cet orbe, l’Intelligence du second orbe ; de celle-ci, à son tour, sont issus le second orbe et l’Intelligence du troisième orbe ; et il en est ainsi jusqu’à l’intelligence du dixième ordre qui, à titre d’objet désire, meut la sphère des choses sujettes à l’action et à la passion ; celles-ci sont tirées de la différence entre les lieux qui se trouvent sous l’orbe de la Lune. Ils disent que toute forme des choses qui s’engendrent et périssent et, en particulier, la forme de l’intelligence possible, est le resplendissement de cette dixième Intelligence. Or, toutes ces propositions, nous les regardons comme erronées si on les formule au sujet des anges. »

Dans ce débat sur les intelligences qui meuvent les cieux, il nous est donné de voir, d’une manière ample et manifeste, quelle est la méthode d’Albert le Grand.

Par une synthèse des doctrines qu’ont proposées les philosophes païens, musulmans et juifs, il compose une théorie qu’il présente avec autant de développement, avec autant de chaleur, que s’il la croyait pleinement conforme à la vérité. Seulement, au moment où son discours a convaincu notre raison et ravi notre assentiment, il nous surprend par la déclaration que ce discours n’exprime pas sa propre pensée ; que c’est un simple exposé des opinions des philosophes ; que le Maître chrétien nous dira, lorsqu’il traitera de Théologie, l’objet de sa véritable conviction. En effet, lorsqu’il enseigne à titre de théologien, il déclare faux et jette par dessus bord tout ce qu’il avait enseigné comme philosophe.

Une telle méthode n’était-elle pas singulièrement déconcertante pour la raison et troublante pour la foi ? Était-elle propre à ras-