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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

tait de toute éternité, le nombre des révolutions déjà faites par le ciel serait actuellement infini, contrairement à l’axiome péripatéticien qui nie la possibilité du nombre infini actuel. À cet argument, Maïmonide et Albert ripostent que les révolutions passées ne sont pas choses actuellement existantes, en sorte que cette multitude infinie n’est point un nombre infini actuel.

Pour parer à cette riposte, l’argument avait pris une autre forme. Si le Monde existait de toute éternité, les âmes immortelles des hommes déjà morts formeraient un nombre infini actuel. Maïmonide n’accordait pas cette conclusion car il croyait, avec Ibn Bâdja, que toutes les âmes humaines, délivrées de leurs corps, se réunissaient en une âme unique. Albert n’admet pas cette doctrine ; il ne peut donc profiter de l’échappatoire qu’elle offrait au Rabbin. Aussi est-il obligé de reconnaître que cet argument « est très solide et très fort ; mais il réclame une démonstration préalable, à savoir que l’âme subsiste après la mort et, si elle subsiste, que les diverses âmes demeurent numériquement distinctes, car cela a été nié par certains philosophes… C’est une question que nous étudierons avec attention au livre De l’âme. Jusqu’alors, nous suspendrons notre jugement. »

Venons donc à des preuves qui aient plus de valeur.

« En voici une[1] par laquelle on peut montrer que Dieu a nécessairement produit quelque chose de rien.

» La première forme existe de quelque manière en la matière, d’existence potentielle ou d’existence actuelle ; ou bien elle y a été produite par quelque cause efficiente, ou bien elle s’y est produite elle-même. Mais il est certain qu’elle ne s’y est pas produite elle-même ; en effet, si elle n’avait eu aucun besoin de cause efficiente, la seconde n’en aurait pas eu besoin davantage… La première forme, d’ailleurs, n’a pu être tirée de la matière, car, si elle était tirée de la matière, il faudrait que son ébauche (inchoatio) résidât en la matière ; mais son ébauche serait quelque chose de formel ; avant la première forme, donc, il existerait quelque chose de formel, ce qui est impossible. Il est, dès lors, certain que rien n’a précédé la première forme, de quoi cette première forme eût pu être faite ; il faut qu’elle ait été tirée du néant par un acte de la Cause première.

» Il est maintenant assuré que le premier Principe opère en créant de rien ; cette opération dépend de sa puissance ; si donc la production des premiers êtres créés réclamait une matière sous-jacente, ce serait un amoindrissement du pouvoir du premier Principe ;

  1. Alberti Magni Op. laud., lib. VIII, tract. I, cap. IV.