Page:Duhem - Le Système du Monde, tome V.djvu/437

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
431
ALBERT LE GRAND

du problème de l’origine des êtres ; la Théologie chrétienne tenait que la multiplicité des êtres avait été directement produite par l’action créatrice de Dieu ; ce qu’Albert nomme la Philosophie des Péripatéticiens veut, au contraire, que la multiplicité n’ait apparu dans le Monde que d’une manière médiate, par l’intermédiaire d’un premier Causé unique. Comment le docte Frère Prêcheur résoudra-t-il cette contradiction ?

Il répondra que la Philosophie des Péripatéticiens n’est aucunement sienne ; il n’a fait que l’exposer sans en prendre les conclusions à son compte ; on n’a donc pas à lui demander s’il les tient pour vraies ou fausses, pour conformes ou contraires à l’enseignement de l’Église ; c’est seulement lorsqu’il traite de Théologie, suivant la méthode propre à cette science, qu’il donne sa pensée personnelle et qu’il est tenu, par conséquent, de mettre cette pensée d’accord avec sa foi.

Ainsi, dans son traité De somno et vigilia, après avoir étudié la divination par les songes, il ajoute[1] :

« Selon les grands théologiens qui ont parlé des inspirations divines, il existe un autre genre de vision et de prophétie ; nous n’en dirons absolument rien pour le moment ; ce sujet, en effet, ne peut aucunement être connu par des raisons de Physique ; or nous avons seulement entrepris de parler de Physique : et cela même que nous avons l’intention d’étudier, nous l’examinons selon l’opinion des Péripatéticiens plutôt que nous ne voulons proposer quoi que ce soit de notre propre science. S’il arrivait, en effet, par hasard, que nous eussions une opinion qui nous fût propre, c’est en traitant des questions théologiques que nous l’exposerions, si Dieu le veut. »

Cette affirmation, constamment reprise par Albert, qu’il se borne à exposer l’opinion des Péripatéticiens sans la donner pour sienne, ses écrits mêmes la démentent à chaque instant ; sa narration n’a pas l’impartiale indifférence d’une simple histoire de la Philosophie ; les opinions qu’il présente, il argumente pour ou contre : il en est qu’il rejette ; il en est qu’il démontre « par raisons de Physique et par syllogismes. »

Or, il est bien clair que ces raisons de Physique, ces syllogismes, il leur accorde une valeur probante, et les Frères auxquels il destine ses écrits la leur accorderont également ; ses lecteurs, donc, tiendront pour vérités les propositions établies de la sorte. Qu’arrivera-t-il si ces propositions contredisent à celles que les

  1. Albert Magni De somno et vigilia lib. III, tract. I, cap. XII.