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ALBERT LE GRAND

la tradition émanée de Saint Augustin, reçue par Scot Érigène, par Saint Anselme, par Guillaume d’Auvergne, par Alexandre de Hales, par Robert Grosse-Teste ; à la tradition selon laquelle Dieu, par son Verbe, modèle éternel de la création, a créé librement, volontairement et simultanément la Matière universelle et la Forme universelle. Les deux adversaires qui sont ici aux prises, c’est la Philosophie gréco-arabe et la Philosophie chrétienne, c’est le Néo-platonisme et l’Augustinisme.

Que l’Augustinisme soit son véritable adversaire, Albert le Grand ne l’ignore pas ; les attaques que nous venons de lui entendre diriger contre Avicébron, il les avait menées, déjà, contre les théologiens.

Reprenant, peut-être sans la connaître, une argumentation qu’Al Gazâli avait tenue en la Destruction des philosophies, les théologiens catholiques avaient souvent montré comment la théorie néoplatonicienne était impuissante à rendre compte de la multiplicité dans le Monde ; ils en avaient conclu que l’existence universelle n’était pas une émanation nécessaire de l’Essence divine, qu’elle était une création libre de la Volonté de Dieu, et que celle-ci avait directement donné l’être à des choses multiples. Alexandre de Hales, en particulier, avait longuement réfuté l’enseignement de Proclus et des philosophes arabes.

C’est à lui, sans doute, ou à quelque auteur de même école que songe Albert lorsqu’il écrit ces lignes[1] :

« Il y a des gens qui croient marcher dans la voie de la Philosophie et qui confondent la Philosophie avec la Théologie. Ces gens-là déclarent qu’en vérité, d’un seul premier Agent simple, il ne peut provenir par essence qu’un être unique. Si donc nous voyons émaner de lui la multiplicité et la diversité, c’est qu’il n’agit pas simplement par son essence. Or nous voyons que chacun des cieux n’est pas amené à l’être par un autre ciel ; nous voyons que le ciel n’est pas engendré par la matière et qu’il est, toutefois, fort multiple. Il faut donc que le ciel ait été amené à l’existence par un Agent qui agissait en vertu d’un choix. Ces choses multiples, un Être unique les a produites comme il a voulu ; il les a créées de rien, car, en vertu de l’excès par lequel sa puissance infinie surpasse tout agent, il n’a nul besoin d’une matière préexistante…

» Mais les théories théologiques n’ont, avec des systèmes philosophiques, aucun principe qui leur soit commun (Theologica autem non conveniunt cum philosophicis in principiis.) La Théologie, en

  1. Alberti Magni Metaphysica lib. XI, tract. III, cap. VII.