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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

comme si c’étaient des anges… Jamais le monde n’a été abusé à ce point.

» Lorsque je dis qu’ils ont ignoré les sciences les plus répandues, et aussi les autres, je ne leur fais pas injure ; cette ignorance ne les doit pas noter d’infamie ; il y a une foule de gens, hommes connus du public ou hommes privés, clercs ou laïcs, qui ignorent ces sciences et qui sont, cependant, fort utiles en ce monde ; et eux aussi, ils sont utiles, voire même dans les écoles, mais ils ne sont pas tels qu’on les croit. »

Le jugement que Roger Bacon porte sur Albert le Grand n’est pas, dans sa violence, dépourvu de perspicacité ; l’étude des œuvres de l’Évêque de Ratisbonne ne l’infirme guère : l’auteur s’y montre comme un homme prodigieusement laborieux ; il a lu avec conscience tous les écrits scientifiques, philosophiques, théologiques qu’il a pu se procurer ; mais il n’a pas eu cette intelligence pénétrante qui sait disséquer les doctrines soumises à sa critique jusqu’à ce qu’elle en ait mis le cœur à nu ; l’esprit d’Albert demeure a la surface des théories qu’il étudie ; aussi l’ordre qu’il impose à ses expositions est-il quelque peu artificiel ; sans doute, les questions traitées se suivent avec la régularité qu’impose la nature des sujets auxquels elles se rapportent ; mais les solutions proposées par les divers philosophes ne sont pas enchaînées les unes aux autres par des liens qui se rattachent aux pensées maîtresses ; les traités d’Albert le Grand forment ainsi une encyclopédie dont les diverses parties sont correctement classées ; son œuvre n’a rien d’une synthèse où les doctrines, disparates en apparence, se trouveraient véritablement réduites a l’unité logique.

Compilateur clair, consciencieux et complet, c’est vraiment le titre que mérite Albert ; c’était, d’ailleurs, le seul qu’il ambitionnât.

Lisons, en effet, le premier chapitre de sa Physique[1] ; c’est, pour ainsi dire, l’introduction à toute l’encyclopédie qu’il va rédiger :

« Dans la Science de la nature, notre intention est de donner satisfaction, autant qu’il est en notre pouvoir, aux Frères de notre Ordre. Depuis plusieurs années, déjà, ils nous prient de composer un livre de Physique tel qu’ils y trouvent la Science physique en son entier, et qu’ils puissent, à l’aide de ce livre, comprendre d’une manière satisfaisante les traités d’Aristote. Nous ne nous regardons pas comme capables d’une telle œuvre, mais nous n’osons pas faire défaut aux prières de nos Frères ; partant, nous allons leur accorder enfin ce livre que nous leur avons tant de fois

  1. B. Alberti Magni De Physico audits lib. I, tract. I, cap. I.