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LES QUESTIONS DE BACON

l’exprimer ni l’expliquer. Voilà pourquoi nous ne savons exprimer que la quiddité réductible à une chose supérieure. »

Cette théorie contredit à l’opinion de Saint Basile, de Thémistius, de Boëce ; pour ces philosophes, dans Socrate, dans Platon, il n’y a qu’une seule essence qui est l’espèce humaine, l’humanité.

Mais elle ne contredit pas moins à l’opinion d’Avicenne ; pour celui-ci, l’essence de lhomme, l’humanité est, de soi, indifférente à l’existence universelle aussi bien qu’à l’existence singulière, en sorte que l’essence de l’espèce humaine et l’essence de Socrate ou de Platon sont une seule et même essence.

Bacon rejette l’une comme l’autre des deux doctrines, car, en Socrate, il admet deux quiddités ou essences, l’essence spécifique de l homme et l’essence individuelle de Socrate, l’humanité et la Socratéité.

À l’une comme à l’autre, il a donné le nom de forme, ce qui semble impliquer qu’il distingue la forme appelée humanité de la substance universelle désignée par le mot homme, qu’il distingue la forme appelée Socratéité de l’individu nommé Socrate. Nous l’avons entendu, d’ailleurs, invoquer comme principe incontesté cette affirmation : « L’essence d’une chose est distincte de la chose dont elle est l’essence. — Quidditas distinguitur ab eo cujus est. » Or, voici que nous l’entendons poser cette question, qui est la huitième[1] : « La quiddité peut-elle, oui ou non, différer de la chose dont elle est la quiddité ? Quæritur utrum quidditas possit esse alia ab eo cujus est. » S’il ne veut pas tomber dans une contradiction formelle, il est clair qu’il lui faut répondre : Oui.

Il répond : Non.

« Je dis que la quiddité ne diffère pas de la chose dont elle est la quiddité. — Dico quod quidditas non est aliud ab eo cujus est.

» Toutefois, au sujet de la quiddité, il faut établir une distinction.

» Il y a une quiddité primaire qui est la vérité même de la chose.

» Il y a aussi ce qu’on peut appeler la quiddité secondaire ; c’est un portrait (similitudo) de cette quiddité primaire. Elle est pour Socrate, la même quiddité que la quiddité primaire ; mais elle est sous un autre mode d’existence, sous l’existence rationelle[2]… Elle est l’image et le portrait (species et similitudo) de la quiddité primaire, et elle n’est pas autre que celle-ci… Partant, ni

  1. Ms. cit., fol. 100, col. c.
  2. Au lieu de : sub esse rationali, le texte porte : sub esse reali.