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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

les individus sont des êtres véritables, ils ont une quiddité, une essence très véritable. Mais comme nous ne connaissons pas la vérité des choses, nous ne définissons pas les individus et nous n’en avons aucune science. S’il n’y a pas de science des choses singulières, c’est donc par suite du défaut et de la faiblesse de notre intelligence qui ne peut, dans cette vie, connaître la particularité des choses… L’essence a plus de vérité dans le particulier que dans l’espèce ; mais elle ne nous sera connue que lorsque le nombre des élus aura atteint sa plénitude ; alors, c’est par les choses particulières que nous connaîtrons les universaux ; à présent, c’est le contraire,… car nous connaissons les choses particulières par les universaux. »

Que les individus aient une essence, Saint Basile, Thémistius, Boëce l’eussent assurément accordé ; mais ils eussent ajouté tout aussitôt : Cette essence, c’est l’espèce à laquelle appartiennent ces individus. C’est là l’opinion que Bacon examine dans sa septième question[1] : « L’espèce est-elle la quiddité des individus ? »

« Il semble que oui, dit-il, car, à la question : Qu’est-ce ?, posée au sujet de choses singulières, on répond en désignant l’espèce. Si l’on demande : Qu’est-ce que Socrate ? on donnera une bonne réponse en disant : C’est un homme. Le mot : homme exprime donc bien la quiddité de Socrate.

» Mais on peut, en faveur de l’opinion contraire, dire : Le mot homme n’exprime pas ce qu’est Socrate en tant que Socrate, mais seulement ce qu’il est en tant qu’homme. En tant donc qu’il est un certain individu déterminé, il a une certaine autre quiddité. En effet, si le mot homme exprimait la quiddité de l’individu, Socrate et Platon seraient identiques en leur nature, quiddité et essence, ce qui est faux. D’où la conclusion que j’accorde ; Il y a une certaine forme, la Socratéité (Socrateitas), en vertu de laquelle l’essence déterminée (essentia signata), la nature propre [de Socrate] est autre chose que l’humanité, bien que le mot homme exprime la quiddité commune et universelle de Socrate.

» Ainsi donc il y a une première quiddité très véritable qui peut être exprimée par quelque chose de plus élevé ; celle-là est désignée, est exprimée par l’espèce plutôt que par le genre. Mais il y a une autre quiddité très véritable, qui est celle de Socrate en tant qu’il est Socrate : celle-ci ne peut être exprimée par quelque chose de plus élevé ; elle ne peut être exprimée que par elle-même ; elle nous demeure inconnue, en sorte que nous ne savons

  1. Ms. cit., fol. 100, coll. c et d.