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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

une des doctrines essentielles d’Ibn Gabirol ; celui qui demandait à Robert Grosse-Teste ce qu’il fallait penser de cet aphorisme était, sans doute, quelque lecteur d’Avicébron. Mais ce n’est pas du Philosophe juif que l’Évêque de Lincoln s’autorisera pour éclairer son ami ; c’est de Saint Augustin.

« Et d’abord, à votre demande, je réponds que je regarde comme vraie cette proposition : Dieu est forme, et il est forme de toutes choses ; d’ailleurs, dès là qu’il est nécessairement forme, il est la première forme, car, avant lui, il n’y a rien ; il est, à la fois, le premier et le dernier.

Si vous me demandez ensuite ce qui me pousse à vous répondre que Dieu est la première forme et la forme de toutes choses, je vous réponds : C’est la grande autorité de Saint Augustin. » Et Grosse-Teste d’accumuler les textes empruntés aux diverses œuvres de l’Évêque d’Hippone ; ces citations composent la bonne moitié de son opuscule.

« Voilà donc, poursuit-il[1], que ces autorités de Saint Augustin nous crient ouvertement ; Dieu est forme et il est la forme des créatures… Mais de la définition (ratio) même de la forme, on peut conclure par démonstration que Dieu est forme. » Robert développe ici un raisonnement que nous avons cité précédemment[2] et qui peut se résumer ainsi : Une forme, c’est ce par quoi une chose est ce qu’elle est (forma est qua res est id quod est). Or c’est par lui-même que Dieu est ce qu’il est. Donc Dieu est forme.

« Mais comment Dieu est-il la forme des créatures ? Il n’est évidemment pas forme des créatures en ce sens qu’il serait une partie de leur substance complète, qu’il serait cette partie dont l’union avec la matière engendre une chose douée d’unité. Il nous faut donc expliquer quelque peu les significations diverses de ce mot : forme. »

Grosse-Teste, alors, montre[3] comment, dans une œuvre d’art, l’union de la forme avec la matière, qui donne à l’œuvre son existence réelle et concrète, a été précédée d’une certaine existence de la forme dans le génie de l’artiste, existence au cours de laquelle la forme était simplement le modèle, l’exemplaire de l’œuvre que l artiste se proposait d’exécuter. « C’est de cette façon[4] que, dans la pensée de l’architecte, la forme de la maison à construire est forme ; c’est aussi de cette façon que l’Art, que la Sagesse,

  1. Robert Grosse-Teste, loc. cit. ; éd. 1514, fol. 6, col. b. ; éd. Baur, p. 108.
  2. Vide supra, p. 295.
  3. Vide supra, p. 343.
  4. Robert Grosse-Teste, loc. cit. ; éd. 1514, fol. 6, col. c. ; éd. Baur, p. 110.