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GUILLAUME, ALEXANDRE, ROBERT

neige et sur lespèce eau, et que ces deux espèces soient incorruptibles.

Or, comment l’espèce de la neige, par exemple, peut-elle être éternelle ? À cette question, Robert Grosse-Teste indique deux manières de répondre, entre lesquelles il nous laisse en suspens.

On peut admettre qu’il y a un principe essentiel de la neige, principe qu’à l’exemple de Thémistius, l’Évêque de Lincoln identifie avec la forme de la neige, qu’il identifie également avec l’idée de neige, telle que la concevait Platon ; on peut admettre que cette forme spécifique a son mode d’existence propre, indépendant de l’existence actuelle de n’importe quelle neige particulière ; on peut admettre enfin que l’espèce de la neige garde éternellement cette existence essentielle, alors même que toutes les neiges particulières du monde seraient fondues. La distinction réelle ainsi admise entre l’existence idéale de l’espèce et l’existence actuelle de l’individu fournit une réponse à cette question : Comment peut-il y avoir science véritable de choses soumises à la corruption ? C’est la réponse du Réalisme platonicien.

À cette question, on peut aussi donner une autre réponse. On peut admettre que l’espèce n’a aucune existence distincte et séparée de l’existence actuelle des individus qui la composent ; mais, en dépit de l’incessante destruction de ces individus, l’espèce demeure éternelle, car, en tout temps, il existe quelque individu pour la représenter. Telle neige particulière peut fondre ; l’espèce de la neige continue d’exister, car il y a toujours de la neige en quelque lieu du monde. C’est la réponse péripatéticienne. En tout ce qui vient d’être dit, d’ailleurs, le langage de l’Évêque de Lincoln concorde d’une manière singulièrement précise avec celui de certains Néo-platoniciens, de Syrianus par exemple.

Platon distinguait deux ordres de sciences ; les unes portent sur les objets sensibles, les autres sur les idées de ces mêmes objets. La Géodésie traite des grandeurs et figures sensibles qui se trouvent réalisées en la terre concrète ; la Géométrie traite des grandeurs et des figures idéales. Dans sa lutte contre la théorie platonicienne des idées, le Stagirite en vient[1] à contester le bien fondé de cette distinction. « Il n’est pas vrai, dit-il, que la Géodésie soit la science des grandeurs sensibles et sujettes à la destruction, car ces grandeurs une fois détruites, elle se trouverait elle-même anéantie. »

  1. Aristote, Métaphysique, Livre II, chapitre II (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 492 ; ed. Bekker, vol. II, p. 997, col. b).