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GUILLAUME, ALEXANDRE, ROBERT

matière pour donner, à une substance, l’existence actuelle ; elle est aussi et auparavant un modèle, un exemplaire, une idée que conçoit une intelligence. Comme Jean Scot, comme Gilbert, l’Évêque de Lincoln, pour expliquer sa pensée, prend ses comparaisons dans les œuvres de l’art humain. Avant que l’incorporation de la forme d’une maison dans une matière produisit une maison existante, la forme de cette maison résidait, à titre de modèle de la maison à construire, dans le génie de l’architecte.

« Expliquons quelque peu, dit-il[1], les significations diverses de ce mot forme.

» On nomme forme le modèle (exemplar} que l’artisan regarde afin de former son ouvrage à l’imitation, à la ressemblance de ce modèle… On nomme également forme ce à quoi on applique la matière qu’on veut former ; par cette application, la matière reçoit la forme de ce à quoi elle a été appliquée ; ainsi disons-nous d’un cachet d’argent qu’il est la forme de la cire, d’un moule d’argile dans lequel on coule une statue qu’il est la forme de cette statue. Quand l’artisan a, dans l’esprit, un modèle (similitudo) de l’œuvre qu’il doit accomplir, il considère uniquement ce qu’il porte en son esprit, afin de former son œuvre à la ressemblance de ce modèle ; ce modèle de l’œuvre, qui réside dans l’esprit de l’artisan, on le nomme également forme. Cette dernière signification du mot forme n’est pas, pour la raison, fort différente de celle que nous avons indiquée en premier lieu. »

Cette troisième signification est celle que Robert attribue presque constamment au mot forme.

Une forme existe ainsi, au gré de l’Évêque de Lincoln, de deux manières différentes ; elle existe à l’état idéal dans une pensée qui la conçoit, et c’est ce qu’il nomme l’existence en puissance ; elle existe réellement dans la Nature, unie à une matière, et c’est ce qu’il nomme l’existence matérielle.

Ce double mode d’existence, il nous le décrit[2] à propos des formes des choses d’ici-bas ; elles résident, abstraites et séparées de toutes matières, dans les intelligences motrices des orbes célestes qui sont chargées de les imprimer dans la matière ; elles existent, unies à la matière, au sein de ce bas monde. « Ces formes semblent avoir une double existence (esse) ; une existenee en acte, et j’entends par là l’existence dans la matière (esse materiale) ; une

  1. Ruberti Linconiensis Tractatus de unica forma omnium : éd. 1514, fol. 6, coll. b et c ; éd. Baur, p. 109.
  2. Ruberti Linconiensis Tractatus de motu supercelestium : éd. 1514, fol. 13, col. b ; éd. Baur, pp. 95-96.