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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

» Aristote et d’autres ont connu semblable accident ; le raisonnement discursif leur a enseigné que l’éternité est simple ; et, toutefois, cette éternité simple, leur intelligence n’a pu la saisir ; ils l’ont seulement vue comme des gens qui regardent de loin ; ils ne l’ont aperçue que sous la représentation, fournie par l’imagination, d’une étendue temporelle.

» Cette représentation imaginée d’une étendue temporelle les a conduits à affirmer une foule d’absurdités, comme la perpétuité du mouvement et du temps et, par conséquent, l’éternité du Monde.

» Il était nécessaire que ces philosophes tombassent dans cette erreur, dès là que leur intelligence, que le regard de leur pensée ne pouvaient monter plus haut que leurs sentiments (affectus) ; en effet, comme les sentiments de ces philosophes étaient plus étroitement liés aux choses qui passent qu’aux choses éternelles, leur faculté de comprendre, embarrassée dans les représentations imaginées des choses changeantes, n’a pu atteindre jusqu’à la simplicité de l’éternité. »

C’est bien un réquisitoire contre la méthode péripatéticienne que nous venons d’entendre ; Robert de Lincoln tient pour insuffisamment connues les vérités que le raisonnement discursif a tirées de l’expérience sensible ; bien souvent, il faut encore que nous ayons, de ces vérités, une intuition intellectuelle qui nous les fasse voir dans leur essence.

Les préférences de Grosse-Teste vont évidemment à la méthode platonicienne ; en fait, ses pensées appartiennent toutes à ce Platonisme chrétien que Saint Augustin avait inauguré, que Scot Érigène, que Gilbert de la Porrée avaient professé ; s’il accueille quelque théorie mise en cours par les écrits que les traducteurs ont récemment révélés, c’est que cette théorie s’accorde sans peine avec la tradition augustinienne ; c’est par leur affinité avec le Néo-platonisme chrétien que le Liber de causis ou le Fons vitæ ont pu exercer quelque influence sur l’enseignement de l’Évêque de Lincoln[1].


B. Les deux manières d’être de la forme.


Nous l’avons entendu, par exemple, définir la forme ; il n’en a pas parlé comme en parlait la Physique d’Aristote, mais comme en parlait l’Érigène ou Gilbert de la Porrée ; la forme n’est pas seulement, pour lui, cet élément que le Péripatétisme unit à la

  1. Vide supra, pp. 295-297.