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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

essences éternelles et distinctes de Dieu, on peut affirmer éternellement certaines vérités ; par exemple, il est éternellement vrai que l’homme est un animal.

Or, au conseil qui avait préparé cette condamnation, Alexandre de Hales avait pris part, comme nous l’apprend Saint Bonaventure[1].

Guillaume d’Auvergne et Alexandre de Hales pensaient de même touchant les universaux ; leur accord sur ce point faisait écho à la voix de Saint Anselme ; celui-ci n’avait-il pas écrit[2] :

« Le Verbe est la Sagesse suprême, la suprême liaison dans laquelle résident toutes les choses créées ; ainsi l’œuvre faite selon la pensée d’un artiste (secundum aliquam artem), non seulement pendant qu’elle existe véritablement, mais encore avant qu’elle soit faite et après qu’elle a été détruite, est sans cesse dans cette pensée, et n’y est pas autre chose que cette pensée même. Partant, lorsque l’Esprit suprême se dit lui-même, il dit toutes les créatures. Avant qu’elles ne fussent créées, après avoir été créées, après leur destruction, quelque changement qu’elles éprouvent, elles sont sans cesse on lui ; elles n’y sont pas ce qu’elles sont en elles-mêmes, mais ce qu’il est lui-même ; en elle-même, chacune d’elles est essence, capable de changer, et douée par création d’une nature changeante ; mais dans la Vérité même, elles sont toutes la première Essence… De cette façon, donc, il n’est pas déraisonnable d’affirmer que cet Esprit souverain, en se disant lui-même, dit aussi, d’un seul et même Verbe, toute la création. »

Ce langage de Saint Anselme répète celui de Scot Érigène et, par delà le fils de l’Érin, celui de Saint Augustin. Ce Platonisme chrétien d’Anselme, de Guillaume d’Auvergne, d’Alexandre de Hales, nous l’entendrons professer de nouveau par Robert Grosse-Teste ; et de cet accord de l’Évêque de Lincoln avec les docteurs de Paris, nous n’aurons pas davantage à nous montrer surpris ; Robert n’écrivait-il pas, vers 1240, aux maîtres qui professaient la Théologie à Oxford[3] pour les mettre en garde contre tout ce qui détournerait leur enseignement « de la trace des Pères et des Anciens, et de la conformité avec les théologiens qui professent à Paris ? »

  1. Sancti Bonaventuræ Scriptum in libros Sententiarum, lib. II, dist. XXIII, art. 2, quæst. 3.
  2. Beati Anselmi episcopi Cantuariensis, Monologion, cap. XXXIII.
  3. Denifle et Châtelain, Chartularium Universitatis Parisiensis, pièce No127, t. I, pp. 169-170.