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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

n’y a donc pas de matière commune aux esprits et aux corps ; il n’y a pas non plus, selon le Philosophe, de matière commune aux corps célestes et aux corps inférieurs. »

De la doctrine d’Avicébron, on ne reconnaît ici qu’une seule marque, l’attribution d’une matière aux créatures spirituelles ; mais les principes du Péripatétisme, la définition de la matière comme sujet de la transmutation des formes, sont venus rétablir des matières distinctes là où le Philosophe juif avait conçu une matière unique.


G. La création de la matière privée de forme.


Le Péripatétisme, toutefois, risque d’entraîner Alexandre hors de la constante tradition des docteurs chrétiens, plus loin donc qu’il ne veut aller ; il s’aperçoit qu’il subit cet entraînement et il se hâte d’y résister. À peine vient-il de prononcer ces mots : « Il n’y a pas, selon le Philosophe, de matière commune aux corps célestes et aux corps inférieurs, » qu’il se hâte d’ajouter : « Pour nous, qui suivons les expositions des Saints, il nous faut, dans une certaine mesure, dire autrement. »

Depuis Saint Augustin, en effet, tous les docteurs chrétiens s’accordent à enseigner que Dieu a, d’abord, créé une certaine materia informis, réceptacle de toutes les formes possibles ; puis que, de cette matière unique, il a formé toutes les créatures visibles, aussi bien les corps célestes que les corps soumis à la génération et à la corruption. Alexandre n’entend pas s’inscrire en faux contre cette doctrine autorisée. « On peut réserver le nom de matière commune à celle en laquelle il y a transmutation de formes les unes dans les autres ; en ce sens, nous disons que le ciel et la terre n’ont pas de commune matière… On peut aussi nommer matière ce en quoi se fera la distinction des formes avant que ces formes ne soient distinguées les unes des autres ; en ce sens, le Ciel aqueux, le ciel qu’on nomme Firmament et les corps inférieurs ont pu avoir une commune matière… Nous ne nions donc pas que, d’une certaine manière, le Ciel aqueux, le Firmament et la terre aient une matière unique ; mais nous le nions en cette manière où l’on dit que la matière est le sujet de la mutuelle transmutation des formes. »

Cette création, puis cette information de la matière première, Alexandre les conçoit selon la tradition augustinienne et, tout particulièrement, à l’imitation de ce qu’en a dit Scot Érigène ; des réminiscences du De divisione naturæ se peuvent, à chaque