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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

mule[1] : « Toute substance créée est composée « ex quo est et esse », qu’il regarde comme équivalente à « ex quo est et quod est. » Évidemment, Boëce était cité sans qu’on se souciât beaucoup d’en connaître ni le langage véritable ni la véritable intention.

Si Saint Thomas d’Aquin attribue à Boëce une formule qui n’est pas sienne et s’il interprète à contre-sens les propos tenus par ce philosophe, du moins demeure-t-il conséquent avec lui-même ; toutes les fois qu’il invoque l’axiome qui nous occupe, il lui attribue la même signification. N’allons pas en conclure que cette signification fût celle que prenait constamment ce principe chez les contemporains de Saint Thomas. Un passage de Saint Bonaventure va nous dire clairement que le Docteur franciscain se séparait ici du Docteur dominicain.

Parlant des diverses sortes de composition qu’on peut reconnaître dans un ange, Bonaventure nous dit[2] : « On le doit considérer comme être en soi (ens in se). À ce point de vue, et quant à son être actuel (esse actuale), il y a en lui composition d’existence (mens) et d’essence (esse). Quant à son être essentiel (esse essentiel), il est composé de quo est et quod est. Enfin, quant à son être individuel, il y a en lui quod est et quis est. »

Nous voyons, tout d’abord, qu’au gré du Docteur franciscain, la dualité qu’expriment les locutions quod est et quo est ne se confond pas avec la dualité de l’essence et de l’existence, puisque c’est en l’essence même, abstraction faite de l’existence, que se rencontre la première de ces deux dualités.

D’autre part, le sens des mots quod est se précise par ce qui est dit de la distinction en quod est et quis est qu’on peut faire en l’être individuel de l’ange. Il s’agit assurément de la distinction entre l’individualité et la personnalité, sur laquelle Saint Bonaventure insiste en une autre question[3]. Quod est est donc, pour notre auteur, ce qui est individualisé ; et lorsqu’il dit que l’être essentiel est composé de quo est et de quod est, on peut traduire ainsi sa pensée : L’être essentiel est composé d’une essence universelle et d’un principe d’individuation. Cette pensée est très exactement celle que Boëce exprimait en ces termes : Diversum est esse et id quod est.

Ainsi lorsque Saint Thomas d’Aquin et Saint Bonaventure pro-

  1. Sancti Thomæ Aquinatis De ente et essentia opusculum. cap. IV.
  2. Celebratissimi Patris Domini Bonaventure, Doctoris Seraphici. In secundum librum Sententiarum disputata ; dist. III, pars I, art. I, quæst. II : Utrum angeli sint compositi ex materia et forma.
  3. S. Bonaventuræ Op. laud., lib. II, dist. III, pars I, art. II, quæst. II : Utruni personnalîs proprietas in angelis sit substantialis vel accidentalis.