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GUILLAUME, ALEXANDRE, ROBERT

pondre l’esse de l’axiome de Boëce au quo est de l’axiome modifié, et qu’il identifie le quod est d’une formule au quod est de l’autre ; il est clair que le Docteur Angélique voit, dans l’esse de Boëce, non l’essence, mais l’équivalent du quo est néoplatonicien, de ce qu’il nommera lui-même esse, c’est-à-dire de l’existence.

Si l’on doutait encore, d’ailleurs, de cette transposition par laquelle Thomas d’Aquin est parvenu à confondre la pensée de Boëce avec celle d Avicenne et d’Al Gazâli, on trouverait, dans la Somme contre les Gentils, des preuves aussi nombreuses que convaincantes.

Dans cette Somme, qu’il s’agisse de Dieu ou des créatures, Saint Thomas n’use jamais, pour désigner l’essence, du mot essentia, mais du mot substantia ; qu’il donne à ce mot le sens qu’il donne au mot essentia ou au mot quidditas dans son opuscule De ente et essentia, la comparaison des deux écrits le met hors de doute.

Or, dans la Somme contre les Gentils, nous trouvons les passages suivants, où le langage de Boëce sert à formuler la pensée d Avicenne et d’Al Gazâli :

« L’existence (esse)[1] appartient au premier Agent en vertu de sa propre nature, car son existence (esse), c’est son essence (substantia). Mais ce qui appartient à une chose en vertu de la propre nature de cette chose ne peut convenir aux autres choses, si ce n’est par participation ; c’est ainsi que la chaleur appartient aux corps autres que le feu en ce qu’ils participent au feu ; donc, à toutes les choses autres que le premier Agent, l’existence convient seulement en vertu d’une certaine participation. Mais ce qui appartient à une chose par participation ne fait pas partie de l’essence (substantia) de cette chose ; il est donc impossible que l’essence (substantia) d’un être (ens) autre que le premier Agent soit son existence (esse) même. »

Cette argumentation a précisément pour objet, comme l’indique le titre du Chapitre, de justifier l’axiome de Boëce : En toute intelligence créée, l’esse diffère du quod est.

« En toute essence (substantia) intellectuelle créée, lisons-nous au Chapitre suivant[2], on trouve deux choses : l’essence (substantia) elle-même et son existence (esse) ; cette existence est ce qui complète la substance existante (substantia existens) ; chaque

  1. Sancti Thomæ Aquinatis Summa catholicæ fidei contra gentiles ; lib. II, cap. LII : Quod in substantiis intellectualibus differt esse et id quod est. Art. 7
  2. Sancti Thomæ Aquinatis Op. laud., lib. II, cap. LIII : Quod in substantiis intellectualibus creatis est actus et potentia ; art. 1 et 2.