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GUILLAUME, ALEXANDRE, ROBERT

Le mot esse prêtait à ambiguïté ; Robert de Lincoln l’a dépouillé de la signification d’essence, de nature, de forme, que Boëce lui attribuait ; cette signification, à l’exemple de Gilbert de la Porrée, il la réserve aux mots : quo est ; dans sa langue, esse désignera l’existence de la chose que la forme et la matière ont produite en s’unissant ; dès lors, la phrase de Boëce : Diversum est esse et id quod est, deviendra, sans aucun changement de sens : Diversum est id quo est et id quod est.

Robert dira, par exemple[1], que « dans la Cause première, la cause qui agit et ce par quoi elle agit (quod efficit et quo efficit) sont une seule et même chose, parce que la Cause première est une substance absolument simple » ; mais qu’il n’en est plus de même pour une cause efficiente secondaire, « parce qu’elle a en elle un quod est et un quo est. » Il use donc bien de la nouvelle formule : Citra Primum quicquid est, diversum habet id quo est et id quod est.

Mais ce nouvel énoncé prête à double entente. Les mots id quod est peuvent s’interpréter comme une réponse à la question : Quelle est la nature de cette chose, quid est ? Et alors au lieu de désigner la chose déterminée, l’individu, ils désigneront ce que la Scolastique nomme la quiddité (quidditas), l’essence. Les mots quo est, au lieu de signifier ce de quoi la chose est faite, ce par quoi la chose est de telle nature, pourront signifier ce par quoi elle existe, l’existence. La formule : Diversum est quo est et id quod est, d’abord équivalente à l’axiome de Boëce : Diversum est esse et id quod est, va se trouver revêtue d’un sens entièrement différent.

Quelle influence a fait glisser cette formule d’une signification à l’autre, on le peut aisément deviner.

Al Gazâli avait dit[2] en usant de termes tout semblables à ceux de Boëce, qu’en toute chose, hors l’Être nécessaire, « l’existence de la chose est différente de ce qu’est la chose elle-même, esse rei aliud est ipsa est. » Mais, presque aussitôt, il avait ajouté[3] : « Toute chose, hors l’Être nécessaire par soi, est possible, et toute chose possible a une existence distincte de ce qu’elle est elle-même. » Par là, le Philosophe musulman marquait clairement que la distinction dont il parlait, c’était celle que son maître Avicenne

  1. Ruberti Linconiensis Tractatus de statu causorum, éd. 1514 ; fol. 5, col. a ; éd. Baur, p. 122.
  2. Algazelis Philosophia, lib. I, tract. II, cap. unicum.
  3. Algazelis Philosophia, loc. cit. — Cf. : lib. I, tract. I, cap. XIII.