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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

quoi la chose est (quo res est). D’une seconde façon, ils expriment ce par quoi la chose est (quo res est), en tant que cela se trouve conjoint à la chose ; ils n’expriment pas le modèle. D’une troisième façon, ils signifient à la fois le modèle et ce par quoi la chose est (quo res est). Quant au mot : modèle (exemplar), il désigne uniquement cette forme qui réside dans l’esprit de l’artisan, et non pas celle par laquelle la chose est (quo res est). »

On ne saurait dire plus clairement que quo est, c’est la forme, et la forme entendue au sens péripatéticien du mot.

Robert de Lincoln, d’ailleurs, distingue cette forme, par laquelle une chose est ce qu’elle est, de l’existence (esse) par laquelle la matière de cette chose est unie à la forme. Dieu donne une forme à chaque créature, puis, en lui conférant l’esse, il maintient cette créature sous la forme qui lui est attribuée[1]. Pour faire comprendre sa pensée, il use de cette comparaison :

« Il faut imaginer, dans la pensée de l’artiste, la forme de l’œuvre d’art à produire ; par exemple, dans l’esprit de l’architecte, la forme, le modèle de la maison à construire ; l’architecte porte uniquement son attention sur ce modèle, sur cet exemplaire, afin qu’à la ressemblance de celui-ci, il construise une maison.

» Ensuite, il faut imaginer qu’il en soit, par impossible, de la manière que voici : La volonté de l’architecte qui veut construire la maison est si puissante que, toute seule, dans la pensée même de l’architecte, elle applique à la forme de la maison la matière qui doit recevoir cette forme, et cette seule application suffit à donner, à cette matière, figure de maison.

» Il faut imaginer, en outre, que cette matière de la maison soit fluide ; que, dès l’instant où elle se trouve séparée de la forme de la maison qui réside dans la pensée de l’architecte, il lui soit impossible de demeurer sous la forme qu’elle a reçue ; tout de même que l’eau où l’on imprime un cachet d’argent, perd la forme qu’elle a reçue aussitôt qu’on la sépare du cachet.

» Par conséquent, il faut imaginer que, dans la pensée de l’architecte, non seulement la volonté de ce même architecte applique l’une à l’autre la matière et la forme de la maison, de telle façon que cette application donne à la matière la forme de la maison, mais encore qu’il applique cette forme à cette matière aussi longtemps que la maison demeure une maison en existence (in esse), afin que la matière informée demeure en existence (ut formata in esse servetur). »

  1. Ruberti Linconiensis Tractatus de unica forma omnium, éd. 1514 ; fol. 6, col. c ; éd. Baur, pp. 109-110.