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GUILLAUME, ALEXANDRE, ROBERT

Dans le latin de Gilbert de la Porrée, qui semble vouloir se mouler sur le grec d’Aristote, cet ablatif, quo, joint au mot est, prend exactement le sens qu’a, dans la langue du Stagirite[1], le datif joint au mot εἶναι ; ainsi le Philosophe distinguait-il[2] entre un homme (ἄνθρωπος) et la nature humaine (τὸ ἀνθρωπῴ εἶναι) ; ainsi Thémistius distinguait-il entre une masse d’eau (ὕδωρ) et la nature de l’eau (τὸ ὕδατι εἶναι).

À l’énoncé transformé, donc, Gilbert garde fidèlement le sens que Boëce attribuait à l’énoncé primitif. Robert Grosse-Teste en fait autant ; il déclare formellement que, par quo est ou qua est, il faut entendre la forme par laquelle une chose déterminée est de telle espèce, de telle nature, en un mot, est ce qu’elle est, id quod est.

« La forme, dit-il[3], c’est ce par quoi une chose est ce qu’elle est (qua res est id quod est) ; ainsi l’humanité, par laquelle un homme est homme, c’est la forme de l’homme. Or c’est par lui-même que Dieu est ce qu’il est ; c’est par lui même, en effet, que Dieu est Dieu, car il est Dieu par la Divinité, et la Divinité est Dieu[4] ; partant, puisque ce par quoi une chose est (id quo res est) ce qu’elle est (id quod est), c’est la forme, Dieu est forme. »

Dans un autre opuscule, Grosse-Teste va préciser mieux encore ce qu’il entend par quo est. Dans sa langue, en effet, le mot forme a deux sens ; l’un, qui est le sens péripatéticien, désigne ce qui s’unit à la matière pour former une substance réelle ; l’autre, qui est platonicien, signifie l’idée, le modèle de l’être à produire, idée, modèle contenu dans la pensée de celui qui produira cet être.

« Dits d’une manière absolue, les mots : forme substantielle se disent encore en plusieurs sens[5]. D’une première façon, ils désignent le modèle (exemplar) séparé de la chose, et non point ce par

  1. Aristotelis Opera. Edidit Academia Regia Borussica. Vol. V, Berolini, 1870. Index Aristotelicus, p. 221, col. a.
  2. Aristote, Métaphysique, livre VII, ch. III (Aristotelis Opera, éd. Didot, t. II, p. 560 ; éd. Becker, vol. II, col. 1043).
  3. Ruberti Linconiensis Tractatus de unica forma omnium [Ruberti Linconiensis Opuscula. Venetiis, per Georgium Arrivabenum, 1514 ; fol. 6, col. b (Pour la description de cette édition, voir : tome III, p. 283, note 2). — Die philosophischen Werke des Robert Grosseteste, Bischofs von Lincoln. Zum ersten Mall Wollständig in kritischer Ausgabe besorgt von Dr Ludwig Baur. Münster in W., 1912 (Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, Bd. IX). p. 108].
  4. En 1148, au concile de Reims, Saint Bernard avait attaqué et fait condamner Gilbert de la Porrée parce que celui-ci soutenait que « la forme de Dieu, la divinité par laquelle il est Dieu, n’est pas elle-même Dieu. » (P. Feret, La Faculté de Théologie de Paris et ses docteurs les plus célèbres. Moyen Âge. T. I, p. 157).
  5. Ruberti Linconiensis Tractatus de statu causarum ; éd. 1514, fol. 5, col. c ; éd. Baur, p. 124.