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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

réserver le mot aux essences (subsistentæ), et le mot aliquid esse aux accidents qui, telles les mesures et les qualités, accompagnent les essences.

Mais l’axiome de Boëce va bientôt recevoir une nouvelle interprétation, fournie par le Néo-platonisme arabe ; et cette interprétation s’insinuera sous le couvert d’un changement d’énoncé. Voyons comment ce changement a pu, au mot esse, substituer l’expression quo est.

Dans une créature, Boëce et son commentateur Gilbert de la Porrée établissaient précisément la distinction que Thémistius marquait au sein de toute chose soumise à la génération et à la corruption. Qu’est-ce que cet objet, que nous montrons du doigt ? Ce qu’il est, τὸ τόδε, id quod est, c’est une masse d’eau concrète, et déterminée, ὕδωρ. Quelle en est la nature ? Cet objet est de nature aqueuse, ὕδατι ; la nature aqueuse, voilà par quoi il est de l’eau, τὸ τῶδε εἶναι, quo est, La distinction, donc, entre l’ὕδωρ et le τὸ ὕδατι, entre le id quod est et l’esse, peut aussi se formuler comme la distinction entre le id quod est et le quo est.

Comme les lecteurs de Boëce, les lecteurs du Livre des Causes sont disposés à remplacer le mot esse par les mots quo est, mais en leur attribuant un sens différent ; pour eux, en effet, l’esse d’une chose, c’est l’existence de cette chose, c’est-à-dire ce par quoi elle existe, quo est.

Cette substitution des mots quo est au mot esse, Gilbert de la Porrée la propose déjà. « En tout composé, dit-il[1], c’est-à-dire en toute chose subsistante (omni subsistenti), il faut distinguer l’esse, c’est-à-dire ce de quoi il est (quo est) et un autre élément, ce par quoi ce composé est une certaine chose concrète (quo aliquid est). »

Que, par quo est, Gilbert, fidèle à la pensée de Boëce, entende l’essence, ce de quoi une chose est faite, ce par quoi elle est de telle nature, et non l’existence, c’est-à-dire ce par quoi elle existe d’une manière concrète, nous en avons l’assurance par le passage suivant[2] :

« Dans un objet [de bronze], tel qu’il existe, on dit que la nature du bronze est l’esse ; c’est, en effet, en vertu de ce dont elle est faite, c’est-à-dire de son genre propre, que cette chose est dite de bronze. » — Æreum dicitur esse in eo quod est, quoniam eo ipso quo est, suo scilicet genere, dicitur æreum. »

  1. Gilbert de la Porrée loc. cit., octava regula (Boethi Opera, éd. cit., p. 1191).
  2. Gilbert de la Porrée loc. cit., octava regula (Boethi Opera, éd. cit., p. 1189).